V De la langue à l'art avant l'écrit
 

Le secours de la toponymie, de l'étymologie

L'étymologie quechua a été depuis longtemps appelée en renfort par les archéologues pour mieux comprendre le concept que couvre par exemple le mot ceques. Ces lignes droites, kilométriques, immatérielles (quoique ponctuées par les huacas), centripètes en rayonnant et découpant à partir du Temple du soleil de Cuzco la banlieue et le territoire inca, somme toute relèvent de la terminologie cadastrale évoquée par Santos Tomas en 1560, pour lequel sayuani et cequeni signifient alors "borner une pièce de terre", la délimiter. Le double usage du mot ceques qui désigne les sillons parallèles des terres bien découpées (avec un sens similaire à celui de chapa, chuta, urco, et suyu), introduit davantage la notion de "ligne séparatrice" mise en œuvre par le verbe cequeni, plus abstrait que son voisin sayuani qui lui, vient de sayua "borne". Selon le rapport de Molina en 1573, Zuidema note que le mot ceques intervient dans trois contextes. Le premier est composé d'offrandes ; ceques et cachahui qui sont directement en contact visuel avec le sacré, car une vieille chronique explique : "sur toutes les collines et dans les plaines où se trouvent les huacas il y a certains signaux appelés cachauis ou seques … où se situent les offrandes".

Le second contexte est le système de Cuzco où les lignes sont des traçantes, des lignes de visée de longue extension traversant toute la vallée en s'étendant par delà l'horizon, et marquées ou non, de temps à autre, par des huacas. Le troisième contexte relève du monarque inca, par le capac hucha, c'est-à-dire le pouvoir et savoir d'un roi divin et omniscient : là la connexion visuelle est particulièrement étendue et prolongée du fait de l'acclla, itinérant tel un cachahui (= "messager") ou ceque qui, entre deux points distants, voyage en droite ligne. Zuidema mentionne aussi en corrélation sémiologique, une remarque du chroniqueur du XVIIème siècle, Munea, qui signale des processions de prêtres, lesquels faisant le capac hucha cheminaient droitLes rapprochements étymologiques de Zuidema sont reproduits par Aveni, op. cité, p. 239, et que nous réutilisons..

On voit à quel point l'étymologie recoupe l'insolite abstraction des lignes et droites relevées sur la pampa, à la fois dans leur réalité sur le terrain ou/et dans une notion de ceque relativement virtuelle par son tracé immatériel. Une telle progression visuelle ne peut guère que s'expliquer par la projection sur une profonde étendue d'une ligne de visée, comme présentement proposé.

Un des toponymes les plus significatifs des zones archéologiques où existent des géoglyphes nascas est celle de Cantalloc, ce qu'a souligné un homme de terrain, le professeur Josué Lancho. Selon lui, canta est un mot issu des langues Cauki et Aymara qui signifie "quenouille", et -lloc un suffixe d'appartenance territoriale. Le toponyme de Cantalloc signifie donc le lieu des quenouilles, la quenouillèreCe rapprochement étymologique est tiré du prospectus pour touristes conçu par le professeur Josué Lancho.. Faut-il s'en tenir à une signification littérale et terre-à-terre, encore que la quenouille tire son appellation du latin à partir du mot conucula, issu du radical conus (cône), doté du suffixe diminutif dont dérivent aussi tant de termes français (ventricule, opercule, édicule…), en d'autres termes à partir de l'analogie formelle avec un petit cône. Car la quenouille est une sorte de courte canne ou de bâton que l'on entoure vers le haut de chanvre, de lin, de laine pour filer, par tassement d'une masse conique assez effilée et maintenue dans cette forme volumétrique avec un lien. Sur le plan du profil, les géoglyphes triangulaires effilés de la pampa ressemblent donc bien à celui de la masse laineuse de la quenouille. Et sur le fond aussi dans la mesure où ledit volume est un réservoir et stock de matière première pour le filage. Telle que la gavette l'est pour le tréfilage, et sans doute le feuillard dont part un fil qui semble expliciter toute grande aire triangulaire projetée sur la pampa. C'est d'ailleurs dans la zone de Cantalloc que se trouvent les plus clairs dessins de ces polygones effilés dont partent des fils qui se replient par brins pour venir s'enrouler sur une "spool of thread", une bobine pour filigrane, en forme de spirale. Cependant le plus grand exemple de cette figure complexe montre la seconde et pointue moitié du triangle déviant de l'axe de la première, sans trace de rupture par quelque épaisseur traduite graphiquement, ce qui implique une forme effectivement triangulaire pliée et plate plutôt que volumétrique et conique pour le motif d'origine du géoglyphe.

Le toponyme de Nasca, selon MorrisonT. Morrison, Le mystère des lignes de Nasca, 1988, Wiege SA éd., p. 49-50., dériverait, lui, de celui de Lanasca porté par un gouverneur local à l'époque incaïque. Ce serait donc un nom relativement récent.

La véritable appellation des autochtones fut par ailleurs celle de Qhawachi, comme se nomme aussi la capitale et le site archéologique de la civilisation nasca, sur le coteau méridional de la rivière portant aussi le nom citadin. L'orthographe actuelle Kawachi n'a pas d'autre justification que la simplicité.

Les géoglyphes linéaires, sur le coteau nord de la rivière nasca pointent vers Qhawachi, et depuis certaines plates-formes du site, spécialement celles numérotés 1 et 13, on a une vue superbe sur la rive opposée et septentrionale de la rivière, où se trouvent les figures géométriques de ce secteur de la pampa ainsi que les centres rayonnants ayant pu permettre de les engendrer.

Or un archéologue autochtone, Bernardino Ojeda, c'est-à-dire parlant espagnol et quechua, conçoit le terme Quawachi en tant que signifiant "faire voir, observer, noter, regarder", c'est-à-dire en interprétant le mot avec le sens d'un "acte qui oblige quelqu'un à observer"The lines of Nazca, op. cité, p. 239.. Ce que confirme l'un de ses collègues et compatriotes Sergio ChavezIbid., avec sa traduction : "faire voir quelque chose à quelqu'un". Un dictionnaire espagnol quechua transcrit même le substantif "perspective" par qhawana, apparenté à des termes vernaculaires caractéristiques, se référant à la notion de mirador, de guetteur. Car sur un même radical une famille de mots quechua s'illustre par : qhaway (observer, voir avec attention), qhawaj (observateur, sentinelle), qhawarina (mirador, observatoire, lieu de visée), qhawapu (observé avec vigilance et astuce), qhawachiy (montrer, faire voir).

Les maîtres d'œuvre "quawachi" des géoglyphes portaient donc, naturellement, un appellatif d'origine technico-professionnelle, en rapport avec leur maîtrise d'agrandissements perspectifs et leur mise en valeur ou exécution à partir de points de vue surélevés et perspectifs. Telle est la signification, sans doute peu aventureuse, que ledit toponyme suggère. D'autant que certains géoglyphes eux-mêmes semblent avoir été nommés par les autochtones à partir des mêmes racines étymologiques. La vieille chronique de Cristobal de Albornoz, évoquant les longues droites peu ou prou matérialisées au sol n'a-t-il pas écrit cette relation que nous nous plaisons à répéter : "sur toutes les collines et dans les plaines où se trouvent des huacas, il y a certains signaux appelés cachauis ou seques … où se situent les offrandes". En d'autres termes les géoglyphes eux-mêmes semblent avoir bien été définis à partir d'un concept très intellectualisé.

Une comparaison sémantique avec nos propres langues indo-européennes n'est pas inutile.

Le mot français "perspective" dérive du verbe latin "perspecto" qui signifie examiner jusqu'à la fin et attentivementLes deux paragraphes sur les termes français similaires sont basés sur le Dictionnaire historique de la langue française, par A. Rey, 1992, Le Robert éd., regarder à travers et du radical indo-européen spek- ayant l'idée de voir, regarder, comme dans les mots spectrum (vision), spectaculum (spectacle), inspectare (examiner), etc…. Le terme de "perspective" illustre donc bien un procédé de reproduction et d'examen par transparence ou au travers un trou sélectif.

Pour l'agrandissement du dessin plusieurs termes peuvent être utilisés. La multiplication de ses dimensions relève d'un autre radical indo-européen pel-, que l'on a dans le grec di-plos, double, le latin simplus (simple, unique) ou dans le français triple, quadruple… La forme élargie dudit radical plek se retrouve dans le latin explicare, verbe ayant le sens de déployer, d'étendre, d'allonger et élargir, de développer, de dérouler un fil ou d'étaler une étoffe. D'ailleurs déployer c'est le verbe qu'on utilise aussi en français pour signifier étendre, développer ce qui était ployé. On parle d'oiseau déployant ses ailes, en insistant pour la gent aviaire avec l'adjectif éployé, ée qui n'est guère usité que dans la locution aigle éployée, aigle héraldique que l'on représente, dans les armoiries, avec les ailes étendues, la tête dressée.

C'est là l'attitude des oiseaux qui reviennent, en dominance et comme leitmotiv sur la pampa de Nasca. Or l'on sait que les arts sauvages et préhistoriques, c'est-à-dire avant que n'apparaisse l'écriture, n'ont d'autres moyens, pour traduire une idée, un concept, que les déformations et exagérations expressionnistes, notamment à partir des images, métaphores et traits exacerbés de telle ou telle expression du langage courant qu'ils cherchent à reproduire ou illustrer. Dito pour la tautologie, l'itération, la reduplication (voir glossaire).

Cette imbrication du langage graphique et parlé, en ce qui concerne les Précolombiens du Pérou, a été soulignée par Rowe. Par exemple, il a montré comment l'expression "chevelure serpentine" est systématiquement mise à profit par l'art Chavin, dans lequel de nombreuses figures humaines ou divines ont les cheveux représentés par des serpents. De même "un appendice corporel peut être comparé à une langue. Il sera donc représenté sortant de la bouche d'un visage supplémentaire, qui sera greffé sur le corps à cet effet. La comparaison avec une langue s'applique à la queue et aux pieds des félins, aux jambes et pieds humains et aux ailes, aux pattes et à la queue des poissons"Cité par J. Alcina, op. cité, p. 150 ; Row est le spécialiste de l'art chavin..

De tels exemples laissent donc envisager, voire présager que le leitmotiv des oiseaux étalant leurs ailes, parmi les géoglyphes de Nasca, peut relever d'une même métaphore plastique qui évoquerait le déploiement dimensionnel auquel la perspective agrandissante des motifs donne lieu sur le sol de la pampa. La langue indigène de jadis, et peut-être quechua, a du comporter des verbes comme déployer, étendre dont le développement ailé donne une bonne illustration. Et même d'autres motifs traduisent peut-être de semblables sinon identiques relations : araignée dont les pattes sont étalées, vivaces et non repliées, ou encore lézard aux doigts écartés, tels que les montrent aussi l'étrange paire de mains et celles du singe manipulateur, fleurs et plantes épanouies enfin ; bref selon toute une panoplie d'images éployées diverses pouvant avoir quelque connotation avec la technologie… Mais ce qui n'exclut pas nos erreurs d'interprétation, nos contresens et nos barbarismes d'étranger, mélangeant inconsidérément des éléments épars, dans l'espace et dans le temps.

Certes l'art nasca n'est pas de la même facture que celui de Chavin qui le précéda, même si les influences stylistiques ou culturelles de ce dernier s'étendirent jusqu'au Pacifique. Cependant Nasca relève plus généralement de la même civilisation que celle toute proche de Paracas, dont on connaît les peuples chavinoïdes de Disco Verde, qui ont habité la région 6 à 7 siècles avant notre ère, en précédant la période Paracas Cavernes, source de la Paracas Nécropoles dont naquit celle du Proto-Nasca.

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