V De la langue à l'art avant l'écrit (suite)
 

Un décor significatif et multi-facettes

Lorsque l'on considère le décor du masque de BrooklynReproduction n°24, p.217, dans Nasca, album photo consécutif à l'exposition corrélative du musée Rietberg à Munich, sept.-oct. 1999., on ne le ressent pas comme seulement d'agrément. Les languettes périphériques et rayonnantes du centre que sa face lance de 30 en 30 degrés comportent pour 2/3 d'entre elles le leitmotiv de la même tête de serpent. L'ophidien, symbole de la vigilance oculaire dans la plupart des civilisations, parce que son œil rond est recouvert d'une membrane transparente (la lunette), donne ici l'impression qu'il surveille en permanence son biotope. Et ses deux organes de la vue figurent bien sur chacune des têtes susdites, lesquelles adornent parfois les deux extrémités d'un unique corps ophidien, monstrueux et courant agrégat de l'art nasca. A l'allégorie d'une vigilance optique dans toutes les directions s'ajoute une métaphore sur têtes ou abouts en pointes (pour sourcils, moustaches, voire bras) qu'un être piquant suppose, et selon l'étymologie même du latin pungere, punctum (poindre, piqûre) où les notions de piquer, pointer se recoupent et convergent pareillement.

Enfin l'ophidien sinue dans sa progression de reptation en laissant sa marque sur le sol meuble. Il peut allégoriser (sans certitudes mais ainsi !) le parcours sinueux, inscrivant la trace des opérateurs de dessins sur la pampa. Bref, l'insistance mise à représenter le reptile sur ce masque n'est peut-être pas innocente quant aux diverses caractéristiques de l'animal, plus ou moins rassemblées.

La tête du serpent est aussi celle en about des bras du personnage réduit, ou quasi maquette répétitive qui orne la languette supérieure et axiale dudit masque avec une caboche ronde, au même sourire que la principale. Cette excroissance céphalique humaine répète, résume en maquette, sans plus de lourdeur que le titre concis d'une pièce écrite ou théâtrale en son début (en "en-tête" pour utiliser semblablement une image du français contemporain), la nature du masque, de son porteur et opérateur dont les bras devenus ophidiens, et aussi leurs sinuosités ou la vision polyvalente, explicitent comme l'ensemble du travail opéré avec les qualités d'un reptile et selon sa morphologie. Hasard que ces corrélations, y compris dimensionnelles, qu'elles concernent l'art de la fresque ou celui de la céramique, et, nous le verrons plus loin, celui des tissus ?

Plutôt n'y a-t-il pas là seulement traduction d'un procédé suffixal de formation (fréquentatif et augmentatif) qui reproduit ou évoque semblables montages dans certaines compositions tautologiques et itératives des mots du langage ? Quechua évidemment ! Et convention de répétition qui constitue déjà une règle de l'art chavin, dans les représentations d'humains à un très haut degré. Comme si l'on ne pouvait bien comprendre la métaphore ou l'allégorie elle est reprise par le même traitement iconographique des sourcils du masque, en sinuosité d'un corps de serpent à deux têtes. Une troisième fois le motif est répété à la commissure des paupières ou trous des jumelles, mais sans s'étendre sur le pont osseux des fosses nasales, laissant à chaque œil son indépendance, comme si, justement, le long nez du masque y était pour quelque chose. Et une quatrième fois, sous le nez et au dessus de la bouche, la paire de moustaches mâles et "en pointes" se réunit en un unique corps d'ophidien sinueux, aux extrémités à têtes de serpent.

Seule la partie basse du masque, dont les languettes correspondent au secteur du menton et de la barbe n'a pas ce décor de têtes ophidiennes. Un large sourire de la bouche du masque en montre les dents. Encore que deux canines de la mâchoire inférieure débordent sur la supérieure, au delà des lèvres. C'est là le traitement bien stylistique d'une bouche féline dans l'iconographie précolombienne. Et l'art proto-nasca offre divers exemples iconographiques d'agrégats idéographiques d'un corps de serpent sinuant et doté, aux deux extrémités, d'une tête de chat, comme si la souplesse du félin et la qualité de sa vision, pouvaient se conjuguer à celles de l'ophidien. Ces agglomérats signifiants existent sur le gros vase à eau ellipsoïdal du Musée de la Culture historique de Los AngelesIbid., reproduction n°89, p. 265. où ces pseudo-monstres assoiffés tirent, tels des humains, une langue avide ou tactile du contenu à la suite de leurs parcours. Et le tambour du Paracas tardif, du Metropolitan Museum de New-YorkIbid., reproduction n°29, p. 221., montre portant cette même tête ronde, félineMême faciès dotant encore un reptile sur la cruche du musée Ethnographique de Schaffouse, reproduction n°27, p. 220, du même ouvrage susdit., souriante sur une dentition aux canines amplifiées, deux corps associés d'un reptile et d'un félin, en assemblage de jumeaux siamois mais mono-céphaliques.

A mieux y regarder le masque de Brooklyn, disque aux yeux circulaires, à la moustache et aux fortes canines, est bien l'illustration d'un chat aux manières ophidiennes et, pourquoi pas, d'un technicien qui sait aussi bien voir, sinuer, se glisser au sol qu'il trace et marque de son passage. En d'autres termes le pseudo-monstre apparaît plutôt comme la possible traduction idéographique ou métaphorique d'un opérateur qualifié sur la pampa.

Pure hypothèse ? Ce mistigri souriant et heureux de l'être, il figure non moins hilare, sur les grands et beaux tissus de Paracas conservés au Musée d'ethnographie de MunichIbid., fig. 42, p. 232, par exemple, dudit recueil et présentement fig. 67.. Sur une même pièce son leitmotiv, à partir du fil qui l'engendra, est décliné, agrandi ou réduit en dimensions selon une série de motifsMais pas entièrement, comme si l'artiste précolombien illustrait encore ici son souci d'éviter la répétition, le stéréotype d'une oeuvre qui devait toujours rester unique. Eventuelle règle pour laquelle les géoglyphes de même sujet se superposaient les uns sur les autres, sans scrupules quant à leur succession et sans identité totale, ou peut-être pour laquelle les motifs filigraniques servant aux agrandissements n'ont pas été conservés et retrouvés parce qu'ensuite détruits ou refondus. quasi homothétiques emboîtant huit à dix éléments aux tailles multiples ou sous-multiples, procédé qui en fait l'une des caractéristiques stylistiques de l'art des tissus de Paracas. On sent, à travers la thématique, l'exaltation du processus de l'agrandissement graphique qu'illustrent, à notre sens, aussi les géoglyphes de Nasca. Et pas seulement dans la seule expression artistique, mais avec même connotation technique. S'il est vrai, comme Lothrop l'a écrit, que la plus grande des pièces de tissu trouvées ait pu nécessiter un fil de chaîne de 160km en un seul tenantLothrop S., Americkanische Kunst, Walter Verlag, Olten, 1959. Les trésors de l'Amérique précolombienne, Skira, Genève, 1964. Il se peut qu'un fil aussi long ait néanmoins été obtenu avec des épissures discrètes., les tracés filiformes et kilométriques des géoglyphes de la pampa sont à cette mesure. Certes il n'y a pas de raison, à priori, de rechercher une corrélation pratique directe entre les dessins au sol et ceux des tissus comme StierlinH. Stierlin, Nazca, la clé du mystère, A. Michel éd., Paris 1983. l'a proposée. Mais cet observateur pressentait à juste titre une analogie entre leurs semblables productions filiformes, quoique sans s'apercevoir qu'elles étaient chacune et indépendamment, astreintes seulement à exalter le thème de l'agrandissement graphique par leur technique propre. Bref, avec une sorte de systématisme à passer de la miniature à l'amplification grâce à l'orfèvrerie, au tissage et à la céramique, chaque production selon sa manière.

Même s'il y a superposition chronologique de géoglyphes correspondant à de longs laps séparatifs et les multipliant les uns sur les autres, la désaffection qu'elle traduit pour tout antérieur s'inscrit bien dans cette éthique précolombienne de l'art, qui condamnait copies et répétitions (nous venons de le voir sur un tissu de Paracas). Hormis des traces de repentir pour un même géoglyphe, aucun de ceux graphiqués sur la pampa n'est homothétique à un autre. Chaque fois le motif est original. Le renouvellement continu de dessins superposés les uns aux autres, en entraînant grands efforts humains pour décaillouter la projection du filigrane, ne cesse d'intriguer : perfectionnisme et goût du travail, notamment de la technique utilisée, en interdisant la copie, ou malgré tout quelque valeur intrinsèque accordée à la figure faite, à son individualité ? Ou les deux à la fois ?

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