V De la langue à l'art avant l'écrit (suite)
 

Un outillage suggestif

Ainsi le masque, outre l'efficacité d'un langage symbolique donné par le code esthétique et parlant de son décor (qui aide à toute expression théâtrale ou à une cérémonie), peut posséder d'abord une utilité très technique et opérationnelle dans un autre champ d'activité, où nous venons d'expliquer en quoi il permet une acuité visuelle accrue, comme le suggère l'exemplaire singulier de Brooklyn. On s'étonne donc moins que le masque, en général, figure si souvent sur des personnages et dans des scènes de l'iconographie préincaïque, notamment sur les tissus de Paracas, où un intervenant majeur et hiératique le porte. Même en leitmotiv, à savoir sur les capes enveloppant les momies. Car s'y répète et décline, chaque fois reconnaissable, mais toujours avec originalité, un être idéal, souverain, divinisé et anthropomorphe dont le masque, doté d'un ornement de front, possède en dessous deux yeux aux couleurs clairement différenciéesPar exemple sur les tissus recueillis par Tello et que reproduisent p. 53-54 les figures 56 et 60 du susdit catalogue du musée Rietberg., comme pour en affirmer la diversité de fonction. Et c'est indépendamment, quoique pour une même facilité de repérage du rôle de l'œil droit et de celui de l'œil gauche, qu'ils sont aussi dotés chacun d'une couleur particulière… sur notre dessin et graphique explicatifs du rôle des jumelles du masque de Brooklyn !

Sur le fragment textile (RPB 1013) du musée RietbergIbid., fig. 51, p.238., ledit personnage porte, un à chaque main, un symbole ou/et instrument coloré différemment selon que le membre droit ou le membre gauche le tient. L'un des objets figure un sujet végétal, à tiges et embase : il pourrait allégoriser l'élément naturel ou botanique de la vie. L'autre, lui de confection artificielle et humaine, doit, à l'échelle de son porteur sur le tissu du musée Rietberg, mesurer environ 1.30m. Etroit, vertical, longiligne, il évoque une pige enchaînant des segments égaux, contrastés par leur bicouleur, comme sur la similaire qui sert aux arpenteurs et géomètres contemporains, quand ils font piquetage et mesures de terrain.

L'utilisation verticale de cet outil semble confirmée par la décoration expressive de ses extrémités : volatiles au haut, tournés vers le ciel, reptile chthonienIbid., fig. 56, p.53. en bas, suggérant le contact avec le sol. Des symboles mettant ainsi par une quasi signalétique l'objet en position… sans note d'utilisation !

Les deux équipements, tenus cérémoniellement, comme emblèmes, symboles et sceptre, sont d'ailleurs accompagnés d'une qualité et exubérance de décor corrélatifs. Les graduations de la pige font se succéder près d'une quarantaine de segments (ou graduations), bien lisibles par chaque changement de la couleur de l'immédiat suivantIbid., fig. 51, p.238.. Chacun devrait mesurer dans les 3cm, donc être distinguable à plusieurs hectomètres en fonction de la largeur dudit outil, peut-être à usage multiple de mensurationLorsque, sur d'autres figurations, l'outil se réduit en longueur à la taille d'un mètre étalon avant la lettre, ou à celle d'un emblème ou sceptre, plus symbolique que demeuré fonctionnel, son utilisation comme pige verticale se dissout au profit de quelque nécessaire unité de mensuration. Cet autre usage là méritait ou mériterait de célébrer ou déifier l'être qui en aurait été à l'origine..

Les éléments symboliques, caractéristiques de l'utilisation des objets qu'ils affirment et expriment ainsi, s'inscrivent bien dans une exacerbation de l'expression artistique, corrélative à une vision d'artistes habitués aux hallucinogènes. Cette vision, comme Théophile Gautier, expérience à l'appui, l'a souligné, irise de métaphores graphiquées les silhouettes et extrémités des sujets figurés. Des agrégats, des excroissances puisent alors leurs thèmes expressifs dans les images mêmes du langageCe type d'expressionnisme exacerbé existe chez les Scythes de l'Altaï, consommateurs de Haschisch. Cf. G. Charrière, L'art barbare scythe, Cercle d'art éd., Paris, 1971. Dans l'art, la connotation étymologique se mue en calembour graphique comme nous venons de le voir avec le mot "tête" ou "pointe" en about de sourcils, moustaches, bras sur le masque de Brooklyn, et grâce à la tête pointue du serpent…. Tendance qui apparaît déjà normalement dans le mode d'expression artistique sans la consommation de drogues, quand n'existent pas l'écriture et le texte.

Les yeux du puissant être susdit, sur le masque dont il est doté, sont parfois réunis et circonscrits par un corps entier et ondulant d'ophidienAlbum Musée Rietberg, op. cité, fig. 56 p. 53 et fig. 49 p. 237.. La bouche du suprême personnage laisse échapper une langue dont la couleur, la sinuosité, et la tête de serpent, dardant une langue tactile, explicitent que les qualités sensitives du reptile sont aussi au service de cet étrange opérateur anthropomorphe. Ce dernier est parfois suréquipé d'ailes lui faisant même comme dominer et survoler son champ d'intervention peut-être de manière simplement imagée, parlante et sans plus.

Cet intervenant, existant ou idéalisé, "paraît" ainsi que le ferait tout technocrate humain, présidant à la direction magistrale de travaux. Pourquoi pas des dessins sur le sol de la pampa, pour engendrer des géoglyphes ? … Même si le dit maître, figuré sur les tissus, n'y est pas que pour ces actes de tracés là, il en apparaît comme capable, ou/et donc porteur de leur pratique exaltée, symbolique, ou cérémonialisée rituellement.

L'élément végétal que tient l'autre main du Grand architecte est-il maquette ou/et symbole de la nature vivante que, dans le désert aride de la pampa, sa population riveraine aurait eu avantage à voir se développer, amplifier, comme objectif idéal et que la taille des géoglyphes naturalistes peut symboliser ou suggérer à l'exégète. Mais actuellement sans preuves ! Il y a d'autre part les éléments géométriques (trapèzes, triangles, lignes, spirales) qui ne poussent ou vivent nulle part, et pas plus dans le désert. Mais qu'ils soient là à l'image de gavettes, feuillards, de fils d'or repliés sur eux-mêmes ou enroulés en spirale, voire façonnés en motifs réalistes, il n'est pas contradictoire que leur matériau, un métal, c'est-à-dire aussi un produit naturel, extrait, lavé, puis travaillé, ait pu être souhaité accru dans sa présence à amplifier. Si l'hypothèse était prouvée, il faudrait considérer les géoglyphes comme les traces d'actes de magie reproductive, se succédant les uns après les autres, les uns au dessus des autres, sans respect pour l'opération précédente, dépassée, ayant perdu son utilité. La magie demeure aujourd'hui encore une pratique des indiens nascasLa persistance d'une pratique et croyance magique à l'aide de fétiches, mascottes et porte-bonheur existe encore aujourd'hui chez nombre d'indiens péruviens : foetus de lama desséchés, figurines d'un chargé de cadeaux, liasses de faux dollars sont censés promouvoir le destin, l'acquisition de richesses pécuniaires, matérielles ou numéraires, et multipliées grâce à la possession de tels porte chance dont une infime partie possédée, l'image ou la relique, permettent d'avoir la totalité des biens convoités. On lira avec profit l'ouvrage récent de J.-F. Bouchard sur le même sujet: "Les esprits, l'or et le chaman" (op. cité)..

Par ailleurs la technique de la perspective agrandissante n'est pas, en elle-même, contradictoire avec de toutes autres hypothèses sur l'idéologie, la religiosité ou la motivation profane qui présidèrent à la création de mégafresques. Même il est toujours tentant et commode de supposer une motivation religieuse par nature peu rationnelle, à ce qui est inexpliqué ! L'animal porté en illustration, mais à la présence incomprise, donc être paraissant insolite dans le décor, par exemple des ustensiles, devient alors mythique ; et le moindre jouet avec lequel un savant du troisième millénaire ne pense pas à se distraire, passe vite pour un objet cultuel…

Les géoglyphes naturalistes, au premier abord, n'offrent pas spécialement de caractères directement utilitaires pour la vie de tous les jours. Singe, canidé, lézard, araignée, plutôt inappropriés pour l'alimentation, oiseaux en haut vol difficiles à chasser, un poisson et deux cétacés (certes de bonne provende), plus quelques plantes étoffent un peu le monde vivant, mais ni le lama, l'alpaga, la vigogne, ni le coton, la patate, les fruits, la coca, le maïs, autrement plus utiles et sacralisés, ne figurent pour un album en mégafresques des espèces à multiplier et amplifier avec profit. Le cocasse du singe et du renard à l'étron pendant plaide plus pour des sujets profanes et anecdotiques figurés que relevant d'une iconographie religieuse, d'autant que les coprolithes contenus dans la bouche de certaines têtes humaines des sépultures nascas montrent que le symbole scatologique avait place dans les messages funèbres. De plus le tisserand simien qui file comme un humain, malgré ou grâce à la caricature, n'est sans doute pas sans rapport avec la technique filigranique et de filage qui se manifestent sur et par les géoglyphes, tant par le dessin que par la maquette d'origine. Etres aquatiques et aériens ne figurent là pas seulement par jeu décoratif aux sujets insignifiants et tous fortuits pour mégafresques, pas plus que ne le sont d'autres zoologiques ou botaniques sur la céramique nasca, sans pour autant y être nécessairement comme religieux. D'autre part c'est surtout les lignes et aires géométriques, sans valeur décorative, qui sont en nombre et taille multipliées jusqu'au grandiose sur la pampa. Les options d'un tel choix nous échappent. Certes l'exaltation ou la multiplication de l'or, sueur du soleil déifié pour les Incas, et merveilleux matériau par ses qualités, put être l'une des motivations, voire le facteur déclenchant ou primordial de telles mégafresques. Ce métal était par exemple symbole d'éternité parce qu'inaltérable, donc à utiliser souvent et sélectivement dans les rites, mortuaires notamment. Or le cérémoniel de l'événement corrélatif profane ou religieux (fête, jeux, spectacle, grand messes où les foules et fidèles furent partie prenante) n'est pas vraiment notre objectif de recherche, quoiqu'il soit difficile de l'éluder… et demeure tentant !

 

 

 

 

 

 

 

 

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