II Sur le terrain
 

Le tracé au sol

Tous les archéologues s'accordent sur le procédé employé pour tracer dans le désert de Nasca les géoglyphes. Il s'agit du nettoyage et déblayage du sol des cailloux noircis par leur oxydation à l'air et qui ont été ôtés , repoussés et entassés sur la lisière du trait délimitant le tracé, afin de mettre à nu le terrain jaune-ocre, très clair, en obtenant ainsi, par contraste, un dessin facilement visible.

Insistons sur ce qualificatif. Constituées des dits cailloux ainsi déplacés les bordures rectilignes affirment la découpe des géoglyphes géométriques et naturalistes. Leurs petites murettes basses, sombres et soulignées de leur ombre par beau temps conservent de loin la lisibilité du trait. Les lignes isolées comportent aussi souvent, à gauche et à droite de la bande médiane, claire, dégarnie de pierres, une même bordure par elles constituée, laquelle encadre, de part et d'autre, comme un ruban ou fil d'or, dont son ombre propre, ce cerne foncé, affirme le contraste d'un fin tracé à bien re pérer.

Toutes ces dispositions peuvent suggérer qu'il a fallu délinéer très proprement une ligne ou séparatrice qui n'était pas sans défauts, de près ou / et de loin, et dont lesdites imperfections étaient gommées par le rebord desdites murettes. La preuve d'une éventuelle et nécessaire finition est que de nombreuses lignes semblent demeurées à l'état brut, avec dans le tracé, comme des tremblements, des épaufrures, des empâtements du trait que la relative homogénéité et planéité du sol de projection ne peuvent multiplier, surtout si l'on a le souci du travail bien fait. Faut-il admettre que ce dernier n'a pu être terminé ?

Toute explication cohérente doit résoudre de telles apparentes contradictions, souvent constatées. Elle semblent éliminer l'utilisation in situ des géoglyphes linéaires et naturalistes à usage essentiellement processionnel. On ne voit pas comment, pour des fêtes sacrées, des officiants et des fidèles scrupuleux auraient pu limiter un effort au total important en s'arrêtant juste à la finition du trait, ou comment le piétinement maculant le sol aurait été admissible.

En fait, exiger et rechercher une finition dans une œuvre dont on ignore la destination relève d'un à priori sur cette dernière. Cela signifierait qu'il faut regarder à la même distance, malgré leur différence de facture, une miniature persane, le tableau d'une grande bataille napoléonienne au Louvre, une toile impressionniste au musée d'Orsay, et une gouache au couteau du musée d'Art moderne.

La plus ou moins grande qualité du traçage et du nettoyage des lignes engendrant les géoglyphes peut être en effet indicatrice de leurs objectifs et modes d'obtention.

Examinons divers cas. Il existe à la fois des lignes très régulières dans leur filé, épaisseur, curetage de cailloux gênants, et d'autres peu homogènes, comme tremblotées, d'une insuffisante finition de leur trait clair, ou en épaufrant la lisière, sans que des accidents du relief apparaissent sur le sol plat et puissent expliquer ces maladresses. Il y a par exemple de parfaites spirales ; par contre la queue repliée du singe montre un enroulement par tronçons fluctuants, peu réguliers et harmonieux. Parfois seule l'une des deux lisières d'une ligne est très régulière, alors que l'autre demeure hésitante, malhabile, non équidistante de l'autre, etc..

Lorsque l'on considère la sûreté du trait des motifs naturalistes, soit peints sur les poteries nasca, soit sur les anciens tissus, chaque fois avec une technique propre au matériau et subjectile, il y a de quoi s'étonner de la relative et parfois grossière qualité du tracé des géoglyphes, lorsque l'on regarde de près quelque partie visible de la composition, en étant au niveau du sol. Les dieux célestes, à la vue perçante, et auxquels on veut souvent que ces mégafresques aient été dédiées ou par eux soient visibles, ont-ils pu se contenter de tels traits simplistes alors que pendant des siècles, une technique évoluant, aurait pu les améliorer au niveau du fini ?

Cette rudesse du rendu fait aussi douter que par calepinage et graticulage agrandissants, à partir d'une maquette quadrillée et à plus petite échelle, on ait jamais utilisé de tels procédés d'homothétie graphique, qui induisent la précision.

Reprenons et affinons la démonstration sur un exemple déjà abordé.

Le plus réussi des géoglyphes géométriques est sans doute la grande spirale de la pampa sur la rive gauche de l'Ingenio. La figure mesure dans les 86 m de diamètre et se déroule selon une grande régularité. En cela elle diffère des tremblotantes qui sont multiples dans le désert ou de la très malhabile et déjà signalée queue enroulée du "singe qui tisse", sur un autre géoglyphe de la même rive, donc peu éloigné.

Pourquoi ces errements contradictoires dans le rendu des spirales, d'ailleurs surtout si leur tracé dépendait d'un patron ou d'un graticulage ? Pourquoi, alors que leur trait est incertain, restent-elles globalement inscrites dans une forme circulaire, plutôt qu'elliptique et telle qu'un cône de projection pourrait l'engendrer par suite des torsions et déformations qu'il peut entraîner ? D'autant qu'une figure similaire, une grecque au tracé orthogonal, montre par ses angles malmenés et par les brins d'entrée et de sortie de son fil traceur, se chevauchant anormalement au regard des autres géoglyphes similaires, qu'une projection conique peut expliquer idéalement ce type de désordres.

En fait si la spirale en modèle réduit est dans un plan parallèle à celui du plan de projection, elle s'y projette aussi en respectant la forme générale circulaire. Et la qualité de l'image reproduite au sol ne dépend que de celle de la maquette dont la finition devient primordiale.

La taille de cette dernière est un facteur de plus ou moins grande réussite. Obtenir un modèle réduit de géométrie parfaite, dans le cas de la spirale, est une gageure possible dans la mesure où la maquette a été construite avec méthode et soin ; et si elle n'est pas de trop faible dimension, malgré l'économie en métal précieux à tenir, elle doit permettre un tracé précis et juste par toute projection conique d'agrandissement perspectif.

Dans le cas d'un dessin obtenu par patron ou graticulage toutes les contingences disparaissent. Compas, règles, cordes, piges auraient même dû permettre, directement, de mieux s'en tirer pour l'ensemble des tracés de spirales qui sont l'un des dessins les plus répandus sur la pampa. Et pas seulement pour le plus grand des exemples dont la régularité ne décèle pas un tracé mathématique au sol, comme des opérateurs pleins de conviction en exécutent souvent dans les parages, à titre de démonstration, mais avec la technique du jardinier plutôt qu'en respectant une fonction algébrique.

Autre exemple. Maria Reiche a certes pu ingénieusement proposer tous les rayons de circonférences enchaînant des segments d'arcs qui peuvent composer la tête curviligne de l'oiseau frégate, parce qu'un tracé sinueux le permet quand il est soigné. De là à retrouver la preuve archéologique des centres et de ce mode d'engendrement au sol, la grande chercheuse n'a pas convaincu que telle pierre plutôt que telle autre, dans la multitude des débris lithiques, avait un tel rôle. Par contre, toutes les courbes irrégulières, cassées, mal enchaînant des segments tremblotants, ne peuvent venir de décomposition théorique selon un mode aussi précis. En d'autres termes il semble que les concepteurs des dessins aient pris leur parti des nombreuses imperfections du tracé, sans doute parce qu'elles ne les gênaient pas pour la vision et l'effet qu'ils voulaient en avoir, à l'endroit où ils se tenaient pour leur observation. L'observateur actuel et exigeant ne peut cependant se comporter comme un enquêteur vétilleux qui examinerait à la loupe les imperfections d'un dessin sur un subjectile, l'un et l'autre imparfaits au niveau de leurs micro détails, alors que la réduction d'un dessin, d'une grande échelle à une plus petite, par quelque procédé lui donnant comme un recul, en gomme justement tous les petits détails désordonnés.

L'utilisation d'une telle comparaison suggère que, vues de loin, ces mégafresques se situaient donc pour leur observateur attitré de manière à ne pas en montrer leurs imperfections. Bien évidemment cet observateur n'était pas un dieu pouvant épier et sanctionner les moindres faiblesses humaines, mais un vrai natif de Nasca. Celui-là était en même temps le maître d'œuvre des dits dessins, et leur contemplateur, en en guidant certes de loin leurs tracés au sol grâce à des associés, par une vision qui ne pouvait se préoccuper du détail, hors de sa perception oculaire, donc selon une précision ou un soin qui restaient à la discrétion de ceux qui opéraient sur le terrain. Et eux, sans avoir par contre la vue du tout et le résultat virtuel global en curetant seulement le trait.

Cette déduction semble d'autant plus justifiée que les présentateurs contemporains desdits géoglyphes, afin de les rendre perceptibles et magnifier, se limitent souvent, pour des approches médiatiques, à ne montrer chacun que dans sa totalité, avec le recul nécessaire de quelque point de vue perspectif ou d'avion, et d'où sont semblablement comme gommées les imperfections du trait réel au sol. Dans la mesure où les dieux sont cependant créés à l'image des hommes, et en ont donc les yeux imparfaits, alors cette imagerie pourrait aussi avoir été à eux destinée… Mais l'argument reste faible !

En d'autres termes la qualité très relative du tracé des géoglyphes implique pour l'opérateur un point de vue perspectif lui donnant le recul nécessaire à leur vision et expliquant une mise en œuvre à l'échelle appropriée.

Dernier exemple. Le plus surprenant dans sa symétrie et régularité des géoglyphes naturalistes de la vallée de l'Ingenio est celui de l'araignée. Délinéé en clair sur la pampa il mesure 46 m environ et possède un axe de symétrie, virtuel et non matérialisé, qui en cas de tracé avec un "patron" ou au "graticulage", compte tenu de la relative modestie de la taille du dessin au sol, devait le rendre facile à exécuter et devrait entraîner une quasi perfection.

Si la vision globale de la mégafresque y fait croire, l'inverse (en pointillé) de l'araignée, superposé à l'original, montre combien au contraire le dessin n'est pas symétrique, mais affecté d'un insolite et régulier couple de torsion le déformant. On voit par exemple que les pattes antérieures gauches du dessin au sol sont plus rapprochées de l'axe général du corps que les membres droits. De même les pattes postérieures droites se trouvent, par rapport à leurs homologues gauches plus rapprochées et moins écartées de cet axe de symétrie invisible de l'arachnéen. Or la progression du dessin par un fil qui revient finalement à son point de départ, sans s'y joindre, nouer ou souder, implique que la dite déformation n'est pas sécrétée par le dessin au sol mais par l'élément extérieur qui le guide dès le départ.

On ne voit pas comment un report de points symétriques à un axe, ou le quadrillage même bâclé d'un graticulage, pourrait engendrer une telle torsion. Par contre une projection conique l'explique assez facilement : malgré la régularité de la maquette et du modèle réduit projeté, si les plans de positionnement et de projection ne sont pas rigoureusement parallèles ou / et perpendiculaires à l'axe du cône, et en parfaite relation et implantation homothétique, ce type de distorsion est inévitable. Et même d'autant plus quand un œil, organe mobile, peut légèrement bouger dans son angle d'attaque pour circonscrire l'objet à projeter. Ce qui ne risque pas d'arriver en opérant directement sur le terrain.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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