II Sur le terrain (suite)
 

Déformations d'angles, d'épaisseur, de profil

La perspective agrandissante, quoique laissant, dans un cas de figure singulier, le modèle et sa reproduction amplifiée reliés par leurs rapports de pure homothétie, tend, en général, c'est à dire quand le sujet et le tableau du dessin ne sont pas dans des plans parallèles, à modifier, en étroite dépendance mutuelle, et les dimensions relatives de chaque élément de structure de la reproduction de l'objet, et les angles qui les articulent.

Certes, c'est sans doute du cas singulier que relève le géoglyphe quasi parfait du Colibri avec aussi sa structure associée, demeurée presque orthogonale, tout aussi régulière, équilibrée, sans déformations angulaires très sensibles.

Ce type de structure, quadrillée sinon maillée, on la retrouve sinon identique, du moins très voisine (avec son même triangle effilé notamment) pour celle où est accroché, dans le déploiement du fil aux séquences et retournements orthogonaux, le motif d'une plante radiculaire, un arbre huarango selon S. Waysbard. Toute paire d'angle qui s'enchaîne dans la foulée de cette structure quadrangulaire totalise toujours environ 180° grâce à deux angles dont l'un dépasse un peu les 90° et l'autre fait son complément, c'est-à-dire un peu moins. La torsion, la déformation qu'entraîne la perspective est là d'autant plus flagrante que, jouxtant le géoglyphe, proche et donc lui étant associée, une semblable grille, mais à orientation légèrement différente, trace à côté, comme un essai ou en repentir, l'amorce de ces repliages en brins parallèles et orthogonaux d'un même fil conducteur.

Autre exemple : tout oiseau bâti sur la morphologie d'une truelle, avec le plan des ailes et celui de la poignée parallèles, les deux reliées par une tige verticale et à eux perpendiculaire, est, comme on le constate sur maints géoglyphes de volatiles, muni d'un cou projeté qui ne reste pas dans l'axe de symétrie de l'animal, mais qui s'accroche en biais, à la fois par un angle aigu et son complémentaire obtus aux deux éléments dudit corps.

Malgré certaines déformations dans tel ou tel géoglyphe naturaliste, offrant démesurément agrandi ou tordu tel élément de sa structure au regard des autres, il faut reconnaître aux dessins qu'ils restent, dans l'ensemble, expressifs, équilibrés, lisibles dans leur traitement. Il n'y a pas de raison, du moins à priori, de douter du même état en ce qui concerne les géoglyphes géométriques : fils, triangles, spirales, trapèzes, rectangles ou grilles filiformes. Si de telles déformations les affectaient on s'en rendrait sans doute compte au regard d'anomalies et singularités. Or il n'y en a pas. Le fait que le fil issu des grandes surfaces fléchées diminue de diamètre ou épaisseur au fur et à mesure qu'il s'en éloigne doit relever de son principe de production et tréfilage même, car lorsqu'il revient sur lui-même, à la sortie de la pointe effilée d'un trapèze ou triangle, il ne s'épaissit pas en s'approchant de la base. Autant dire que le procédé d'agrandissement perspectif, même s'il est sensible aux changements de plans (des éléments de l'objet ou de celui de la projection) multiplie de manière relativement homogène et homothétique les structures du bijou projeté, dès lors qu'elles se situent globalement dans un même plan, et que ce dernier est à peu près parallèle au plan de projection.

Cette situation relative, singulière, n'allant pas de soi, implique qu'elle ait été recherchée, en fonction de l'objectif à atteindre, à savoir que l'agrandissement, perspectif ou seulement homothétique, devait rendre lisible et compréhensible, à première vue, la reproduction amplifiée du modèle. CQFD !

Une conséquence de ce constat est que les géoglyphes géométriques, gardant grosso modo en proportion les éléments et structures les constituant, sont certes augmentés d'échelle, mais ressemblent bien à ce qu'ils sont en modèle réduit.

Dans la mesure où un motif à projeter, filiforme ou même en plaque découpée, occupe, décrit, délimite un volume de dentelles quasi transparent dans l'espace, chaque module de son périmètre se trouve à une distance plus ou moins rapprochée de l'œil qui le perçoit, malgré une même unité ou dimension de largeur ou de longueur, sous un angle différent. La projection agrandissante au sol répercute nécessairement cette apparente distorsion dimensionnelle, liée à la fluctuation angulaire, et avec, sur le tableau de la pampa, apparition de points de fuites, de convergences de lignes qui devraient évoquer les parallèles lorsque le motif projeté s'inspire, visiblement et implicitement, d'une composition quelque peu géométrique et régulatrice.

Tel est le cas de l'oiseau biplan imprimant le sol de la pampa de San José et répertorié I1 par Maria ReicheNous utilisons ici l'une des deux planches de géoglyphes naturalistes relevés par Maria Reiche, soit la plus récente numérotée en chiffres romains, soit celle par chiffres arabes de 1956, chacune étant plus ou moins simplificatrice ou complète pour l'objectif examiné.. Il faut remarquer que, sur le dessin, les longues parallèles des ailes ne s'inscrivent pas dans l'orientation générale des droites chevauchantes ou contiguës qui convergent au sud-est vers un centre étoilé. Les deux lignes extérieures des rémiges, implicitement parallèles (comme leurs abouts orthogonaux), pointent au contraire à l'opposé, vers le nord nord-ouest. Alors qu'un tracé entièrement conçu aurait pu maintenir, sans difficulté de réalisation, ledit parallélisme, il est clair que les anomalies de divergences et convergences constatées s'expliquent facilement par une projection conique et la perspective qui plient de mêmes distances entre points homologues à être saisies sous un angle d'attaque plus ou moins grand, par un œil qui les projette en conséquence sur le peu ou prou parallèle tableau de la pampa. La répercussion de cet écartement seulement perspectif des éléments du motif engendre donc aussi comme un point de fuite des presque parallèles droites du dessin au sol. Mais compte tenu de notre ignorance de la nature volumétrique de l'objet miniature, des interdistances de ses éléments et de son implantation par rapport à l'œil, ce n'est pas le point de fuite des parallèles du géoglyphe aviaire et biplan que l'on doit nécessairement considérer comme étant celui qui situe la position de l'œil, car ce point n'est peut-être qu'un épiphénomène dans l'ensemble du processus de perspective agrandissante du motif.

Comment imaginer qu'un scrupuleux artiste précolombien ait pu figurer un gigantesque pélican (ou ara ?) en train de voler comme un biplan dont les ailes au carré ne seraient pas symétriques par rapport à l'axe du corps, avec l'assurance de piquer au sol plutôt que de planer ! Cette altération, cette implantation biaise, non orthogonale et équilibrée de l'empennage, ne peut provenir que d'une distorsion géométrique entraînée par la mise en perspective.

Certes on peut objecter que ce serait au sol directement, en excluant tout procédé extérieur au travail sur ce tableau terrestre, que l'artiste aurait graphiqué une proto-perspective dont les parallèles des paires d'ailes ont ainsi un point de fuite normal en une telle circonstance. Cependant ce serait évacuer la manière différente dont cet artiste figurait les êtres, surtout sur les poteries, selon une articulation plus irréelle mais expressionniste des éléments corporels et de membres mieux silhouettés, donc en fonction seulement de leur morphologie la plus caractéristique : têtes franchement de face ou de profil, pieds et mains en plan, jambes de profil pour les humains, becs cous et jabots de profil, ailes surtout dans leur genre de vol pour les oiseaux. Au plus, des éléments essentiels et typiques, la tête chez l'homme, les canines armant le félin, la queue préhensile du singe sont hors proportion en raison du même souci de rendu expressif, tout en conservant un minimum de réalisme formel.

Mais revenons à notre insolite volatile, aux ailes carrées, rigides et sommaires d'un biplan du début de l'aviation, et comme aucun oiseau n'en a jamais eu de telles, notamment sur la céramique nasca. Ses homologues y ont les plumes bien profilées, arquées, arrondies ou pointues à l'inverse de cette morphologie métallique à la souplesse de courbure limitée, évitée, économisée.

Cet être aviaire, dont le protomé se réduit à une tête vue de profil (avec bec aux mandibules très arquées) et précédé d'un jabot, le tout à l'avant de deux paires d'ailes (ou plumes ?) de volatiles planant, est figuré par un géoglyphe qui illustre plusieurs distorsions, caractéristiques de la perspective. Non seulement les deux pinces du bec évoquent celui du perroquet, mais le jabot, poche nettement séparée de l'œsophage, sous le cou, et qui forme un réservoir extensible (car temporaire) aux aliments, confirme l'espèce représentée, quoique schématisée, tordue avec la partie antérieure et céphalique dans un plan vertical, en principe orthogonal à l'horizontal et normal des ailes en vol. Le dessin est délinéé d'un seul trait continu, sans doute projection du fil engendrant un motif, ainsi agrandi et reproduit avec cette déformation d'articulation : elle doit résulter de la perspective d'une miniature, mal enchaînant le profil de la tête à l'étalage des ailes, éléments en principe chacun dans un plan perpendiculaire à l'autre. La tête, le bec casse-graine donnent l'impression d'une pince figurée de profil, notamment grâce à la courbure supérieure du raccordement du jabot au cou. Cette troublante transformation, due pour tout ou partie à la seule projection, dut entraîner les opérateurs au sol, compte tenu d'une tête énuclée sur la miniature, à rajouter les cercles symétriques, donc, au lieu d'un seul, de deux yeux ronds, engendrés d'un trait d'épaisseur différente de celui du contour. Et cette adjonction, a posteriori erronée aussi, parce que circulaire et non elliptique, ajoute le bizarre à l'effet de distorsion de la tête et du bec par rapport au restant du corps ailé. C'est un oiseau à la Picasso qui est figuré et où l'on démêle mal ce qui résulte d'un effet de projection et ce qui relève d'un style expressionniste.

La fidélité et le respect des proportions par rapport à celles du motif, dans l'agrandissement en projection perspective, ne dépendent en fait que de la qualité du processus homothétique utilisé. En d'autres termes c'est le rigoureux parallélisme du plan de projection (le sol en l'occurrence) et de celui du motif (quand il est plat) qui impose l'une des données impératives. Lorsque le sujet et le thème s'engendrent avec une certaine liberté de trait sur une forme animale ou végétale, d'ailleurs dotée de proportions spécifiques individualisant toujours la morphologie d'un être vivant, l'écueil d'un léger non parallélisme entre le motif et le plan du tableau de reproduction apportée à telle ou telle proportion ou articulation des éléments de la figure ne lui donne, au pire, qu'une personnalité caricaturée, dans le cadre d'une espèce bien reconnaissable. Et l'art nasca n'étant pas fondamentalement réaliste dans ses représentations d'êtres vivants, de légères variations dimensionnelles ne sont point gênantes pour une telle éthique.

Il n'en est pas de même lorsque le motif nécessite impérieusement d'être rigoureux, comme pour le motif d'une spirale, dont le tracé géométrique et la régularité de l'enroulement doivent aussi se traduire dans la rigueur des circonvolutions du géoglyphe. Autrement dit le respect du parallélisme du plan du motif et de celui du sol devient particulièrement impératif, alors que l'un et l'autre sont sérieusement éloignés. Nous ne savons comment les Nascas résolurent la difficulté opérationnelle, par une astuce technique de manipulation, de procédé, ou seulement par tâtonnements successifs. Cette remarque de S. Waisbard les suggèrent en effet : "les vues aériennes permettent de s'en rendre compte ; avant d'atteindre la perfection, de nombreux essais eurent lieu comme en font foi plusieurs de ces lignes géométriques, où j'ai noté des tâtonnements et un certain désordre dans le parallélisme"S. Waisbard, Les pistes de Nazca, R. Laffont éd., 1977.. L'illustration de ce commentaire pertinent vient de la même et curieuse particularité que présentent des spirales simples ou doubles : la plus récente, décalée de côté, y recouvre souvent une figure semblable, antérieure comme une première ébauche. Et lorsque la spirale est un des éléments morphologiques d'un tout plus complexe, au géoglyphe du singe dont elle figure la queue par exemple, la lisibilité de l'animal dans sa globalité ne nécessite plus la même rigueur pour l'enroulement de son appendice caudal dont l'imperfection de la reproduction est manifeste. Surtout quand on compare cette queue à la mieux réussie de toutes les spirales, située en bordure de la vallée de l'Ingenio, figure d'une grande régularité, avec ses deux sillons qui l'impriment dans le sable, sur une largeur entre 1 et 2 deux mètres chacun, et distants l'un de l'autre de six mètres environ, pour engendrer un géoglyphe de quelques 86 mètres de diamètre. Aussi épurée que la grande pyramide de Khéops, cette spirale est, semblablement, l'aboutissement de techniques antérieures ; de modestes prototypes moins parfaits, dont les imperfections même suggèrent que le tracé au sol ne fut pas tributaire d'un procédé pragmatique usuel, avec pieux, traçoir au bout d'une corde, puisque l'enroulement régulier eut été alors plus rapidement et mieux obtenu, ne serait-ce qu'en recommençant le dessin au propre et à l'écart. Là encore les imperfections de tels géoglyphes orientent vers un type de procédé reproductif plutôt que vers un autre, y compris celles de la plus réussie des spirales (voir plus loin).

Malgré sa morphologie affirmant deux symétries, l'une longitudinale, l'autre transversale, mais insuffisamment strictes ou bien rendues, l'insolite figure crosséeBon dessin et première photo couleur en 1954 par Maria Reiche dans T. Morrison, Le mystère des lignes de Nasca (voir bibliographie sommaire) en p. 60 et 61. Un similaire géoglyphe à crochets, dans une autre configuration, figure dans le désert de Palpa, avec même problématique, et est donné p. 96 dans le susdit ouvrage, et présentement en fin de notre chapitre V paraît très significative de son mode de tracé. De taille modeste, eu égard aux autres géoglyphes naturalistes, il eut été facile de l'engendrer en répétant à équidistance des axes de symétrie le dessin (avec ou sans patron, ou graticulage) de la première moitié de linéaire faite, pour obtenir une rigueur géométrique. Or l'orthogonalité des deux axes de symétrie n'est qu'approchée car les angles droits ne sont pas d'équerre. On pressent une projection qui, en déformant l'articulation de certains éléments, augmente la difficulté de l'interprétation par la lecture incertaine d'une bizarrerie. C'est le cas de l'embase à laquelle se rattache le motif, dont l'attache de la jambe, par rapport à ce pied, semble transformer un angle droit en angle obtus.

Il y a plus significatif. Le centre de symétrie, au croisement des deux axes, devrait aussi entraîner une implantation homogène, en bout des diagonales implicites du corps central, de quatre crochets équidistants. Or l'un d'entre eux se distingue des autres, car il démarre du tronc commun de manière différente et change de sens de retournement dans son arrondi. Mais une projection peut justement affirmer un tel désordre : il suffit que le crochet homologue de la miniature projetée, c'est-à-dire sur l'objet réel, bien qu'implanté grosso modo comme les trois autres axés sur le centre de symétrie général, soit un peu tordu, dévié de la position idéale. Alors la projection conique de la reproduction agrandie du modèle réduit fait basculer le centre de rotation de la courbe dudit crochet, figuré au sol dans le secteur azimutal contigu, d'où il résulte un enroulement représenté en discordance totale (quoique relative) avec celui des autres crochets. En d'autres termes la projection amplifie et accentue dans la reproduction l'imperfection mineure du crochet tordu. Par ailleurs, si les crochets se bouclaient dans les plans axiaux diagonaux, les projections des deux pointes les plus basses par rapport à l'embase éventuelle seraient, par un angle ad hoc, agrandies en s'ouvrant davantage que celles des deux crochets supérieurs, projetés plus refermés. Tel paraît être le cas, mais si ténu que l'incertitude demeure.

L'objet réel semble avoir formé une croix avec trois branches en double ailerons et quatre crochets aux angles de croisement, le tout présenté comme chandelier par la quatrième branche sur son embase et formant piédestal.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

LA SPIRALE

 

 
SUIVANT