III Les géoglyphes : types, répartition, articulation (suite)
 

Les grandes figures géométriques

A/ Leur implantation :

Ces grandes aires en forme de triangle, trapèze ou rectangle se prolongent par leur petit côté ou leur apex par une longue ligne s'effilant et rétrécissant souvent à son extrémité libre. L'équipe d'Aveni a décompté au minimum 227 géoglyphes de ce type. Chacun est d'une surface dépassant 12 m² quoique de plus petites figures aient pu échapper à l'examen. La totalité des aires géométriques répertoriées représentent 3,79 millions de m², environ 1,9% de la surface de la pampa entière.

Une grande figure typique possède une surface moyenne de 16000 m² et elle est en général 10 fois plus longue que large, donc de l'ordre de 40X400m. Mais il y a des géoglyphes de plus de 30000 m², 24 de plus de 45000 ; le plus vaste fait quelques 150000 m² et s'allonge parmi 13 autres sur le coteau sud de l'Ingenio. A l'intérieur d'une bande étroite qui porte sur moins de 10% de la pampa, se situe plus de la moitié des figures de grande taille. Les plus petites se trouvent en s'éloignant plus avant dans le terrain désertique , mais en moindre densité, illustrant sans doute par ces deux données (taille et situation) une relative difficulté pour réaliser des tracés ambitieux. Parmi les possibles raisons topographiques le peu d'éminences naturelles de cette zone pour implanter facilement des centres linéaires surélevés, et donc opérationnels, semble à prendre en compte.

Les triangles forment 27% des grandes surfaces et pour 81% d'entre eux se prolongent par un appendice linéaire évoqué ci-dessus. Cette singularité se retrouve en mêmes proportion et manière pour les trapèzes, y compris pour le lien avec un centre linéaire auquel fait face dans 2/3 des cas, la plus courte extrémité (base ou apex) de la figure. Trapèzes et triangles sont implantés avec l'apparence d'une étroite similitude, selon une variabilité presque de pure présentation d'un même type de figure, laquelle est néanmoins parfois quasi rectangulaire et à autre orientation. Car les rectangles - 9% du total des grandes surfaces - sont relativement rares. Aveni note qu'avec de longs côtés approximativement parallèles certains peuvent avoir été, en fait des trapèzes. On pourrait inverser la proposition. Et tout aussi importante est la remarque du couple J. et S. Waysbard sur l'implantation quelque peu orthogonale desdits rectangles par rapport aux deux autres types de grandes figures géométriques, comme si seulement la forme des unes ou des autres dépendait de leur orientation relative, c'est-à-dire selon quelque réelle et intime relation aux centres de projection et linéaires, repérés ou non. Car il est possible, en suivant les lignes appendices ou axiales, d'associer par leur cheminement une forte majorité (58%)A. F. Aveni, op. cité, et en Bibliographie sommaire. Etude incontournable qui reste notre source documentaire dans les paragraphes suivants, souvent mot à mot. Le pourcentage est donné p. 104. de l'ensemble des géoglyphes polygonaux aux centres linéaires.

Par ailleurs l'implantation locale des grandes aires géométriques semble répondre à une règle, mais infirmant les hypothèses de Maria Reiche. Après les analyses statistiques d'astronomes, tel l'américain G.S. Hawkins, ou d'autres scientifiques de l'équipe Aveni, il est devenu évident que ni les axes de ces figures (quand elles sont symétriques), ni les lignes (en appendice ou isolées) n'étaient orientées par un sens ou l'autre de leurs azimuts, vers des levers ou couchers astraux (soleil, lune, planètes, étoiles, constellations) de l'époque où les dessins ont été réalisés. De même RuggleVoir notes 21, p.87 de l'étude Aveni, op. cité. après avoir déterminé l'orientation de points topographiques remarquables et significatifs dans le paysage lointain, et andin notamment, n'a pas trouvé, à partir des centres linéaires focalisateurs, de corrélation évidente avec les accidents du relief de l'horizon, pour les lignes et les géoglyphes géométriques. Ce qui était un peu prévisible, à priori, puisque les centres linéaires d'où rayonnent les figures sont par eux-mêmes déjà des foyers topographiques contraignants.

Par contre le grand mérite de l'équipe d'Aveni, vérifiant d'ailleurs un peu un constat d'Horkleiner en 1947, a été de montrer plus récemment, statistiques à l'appui, qu'une relation existe entre l'implantation locale des grandes figures et la topographie, selon la direction générale de l'écoulement des eaux sur la Pampa en pente douce, c'est-à-dire du nord-est au sud-ouest, même s'il y a de modestes et normales variations d'orientation selon les cas de figure. Avec une approximation de + ou - 5° autour du sens du plus proche écoulement pour chaque géoglyphe évalué à partir du point 0° figurant la direction d'origine et de l'amont, le graphique statistique des orientations axiales des figures géométriques traduit en effet une nette corrélation avec ledit sensIbid., à partir de la p. 83, puis 105. : deux sommets effilés de la courbe représentative apparaissent à 0° et 180° (le centrage de la zone du plus fort maximum se situant à +15°). Il y a environ 60% de tels géoglyphes dirigés vers l'amont (0°) et 40% vers l'aval (180°). Le secteur entre 215° et 335° (centré sur 275°) qui représente l'une des directions perpendiculaires (90°X3), et faisant face au nord-ouest, est par contre presque exempt (5 seulement) de figures géométriques. Mais, quoiqu'il n'y en ait guère vers cette direction, l'opposée, celle du sud-est, montre un substantiel nombre de cas, avec un sommet du graphique entre 95° et 100°, pour 56 géoglyphes.

Ces séquences à 90° d'écart dans trois directions paraissent très corrélatives, que l'on admette ou pas que la direction de l'écoulement des cours d'eau ait été un objectif ou impératif à respecter lors de la réalisation des figures.

Examinons, de ces dernières, leurs plus rares implantations à l'intérieur d'un secteur juste axé sur la direction à 270° de l'amont (orientée au nord-ouest dans la mesure où l'on considère le pendage des zones comme uniforme et général) ; et voyons aussi l'orientation des 56 géoglyphes triangulés qui tombent (selon la même généralisation) dans la zone opposée, centrée sur l'orientation à 90°, vers le sud-est.

Maintes exégèses et supputations idéologiques ou cultuelles peuvent être proposées comme explication à de telles séquences apparemment anormales. Mais que résulte-t-il d'abord des données topographiques auxquelles elles correspondent ? Implanter une figure géométrique et longiligne parallèlement à la direction de l'écoulement d'un cours d'eau la situe à équidistance de lui, que l'on regarde l'amont ou l'aval, tandis que l'orienter perpendiculairement, à 90° ou 270° (180 + 90), met l'axe du géoglyphe selon les lignes de plus grande pente de chacun des deux coteaux collecteurs d'eau vers ladite rivière du thalwegNous reprenons ici le fil de notre propre réflexion.. Dans les deux cas la situation du dessin reste celle qui déforme le moins (car avec de plus rares dissymétries) une figure régulière qui serait reproduite au sol, non point par conception directe (permettant alors d'effectuer avec soin un dessin équilibré dans un terrain plan, quelle que soit sa pente) , mais par projection, donc par un procédé qui peut affecter de distorsions les résultats au sol, selon la manière dont ce dernier se présente, par sa pente ou topographie, à l'impact du cône projetant.

Prenons exemples sur une zone locale précise : les figures géométriques sur le coteau sud d'alimentation de l'Ingenio, face au septentrional, exigu, encaissé, peu apte aux grands tracés. Si les géoglyphes avaient quelque valeur idéologique en rapport avec le sens des écoulements, dont ils semblent cependant directement dépendre, puisque s'inscrivant selon la trame orthogonale des lignes de pente et du thalweg récoltant - leur flèches devraient pointer de manière systématique, soit vers l'aval, soit vers l'amont, soit à la perpendiculaire selon la destination éventuelle de la figure, mais pas exclusivement sur trois des quatre directions à angles droits entre elles. En effet il apparaît une dominante de pointage vers l'amont ou l'aval du thalweg et les lignes de plus grande pente, ce qui institue donc tout autant une corrélation d'inclinaison dans le processus de choix du tableau que de mise en œuvre des dessins. Cette orientation vers des côtés les plus bas ou élevés du terrain correspond donc à celle constatée aussi en direction des centres linéaires émergeant de leur hauteur sur la pampa. Mais la situation en pente montante ou descendante des géoglyphes, malgré un choix privilégiant trois directions parce que sans doute plus utiles ou opérationnelles, suggère que c'est sans doute moins le thème de l'écoulement qui est fondamental, que la corrélation ou l'articulation entre, d'un part les pentes et les centres linéaires où pointent les dessins, et d'autre part la meilleure possibilité de graphiquer sur un subjectile ainsi pentu, parce que convergent les données topiques et celles du procédé utilisé, pour directement engendrer lesdites figures. Tout observateur, praticien ou maître d'œuvre, juché au sommet des éminences des centres linéaires, ou surtout de projection, garde en effet toute liberté de regarder et opérer dans les directions orthogonales et lignes de pente qui trament plus ou moins un terrain quelconque, s'il n'y a pas d'autres servitudes d'orientation. Et avant de songer à des intentions rituelles (qui ne pourraient, faute d'explication rationnelle, intervenir qu'en dernier ressort) les normes des implantation de géoglyphes doivent être d'abord analysées à partir de la pratique les ayant engendrés.

En l'occurrence ce ne sont pas d'astronomiques intentions qui pourraient entrer en jeu. Outre la fréquente occultation de la ligne d'horizon orientale par les cimes andines gênant plutôt les observations célestes en contrebas, la servitude de la trame du relief, dont on vient de voir l'impact statistique sur l'implantation des géoglyphes géométriques ôte toute la nécessaire indépendance azimutale qu'implique l'autonomie d'une orientation astrale cultuelle.

D'ailleurs, bien qu'Aveni songe à une motivation religieuse dans l'implantation des dessins, par exemple quelque obligation de tenir à droite ou à gaucheA.F. Aveni, op. cité, p. 106. le sens d'écoulement de l'eau dans une procession empruntant les géoglyphes - l'honnêteté du scientifique l'a amené à relever que l'orientation à + 270° par rapport à l'amont, quoique statistiquement faible, existe néanmoins. Il en résulte semble-t-il, qu'il devient difficile, compte tenu de ce non rapport de quelque interdit religieux, d'invoquer un impératif cultuel dans la position relative des géoglyphes. A l'inverse on peut résumer que quelque commodité de tracé entre en jeu. Et puisque rien ne s'oppose, pour des raisons d'altimétrie, à ce que symétriquement de mêmes dessins aient pu être faits sur le versant au nord-ouest, à +270°, l'incommodité à les réaliser a pu venir notamment du ciel. A savoir de l'éclairage diurne, de fin de matinée au gros de l'après-midi, quand le soleil est au septentrion, dans un peu plus d'un quart de cercle, entre les azimuts +265 et + 10° environ, là où il semble y avoir eu moins orientation desdits géoglyphes. Mais il faudrait avoir des statistiques affinées par micro secteurs. Le temps d'arrivée et de retour des opérateurs par rapport à leur habitat selon des cheminements qui varient de manière sensible par le cumul kilométrique est un des facteurs de prise en compte. Comment expliquer que la quasi totalité des dessins géomorphiques engendrés par un fil se concentrent sur le coteau sud de l'Ingenio ?

Alors que sous nos latitudes européennes le soleil est toujours bien loin, à midi, de pouvoir monter jusqu'au zénith, il n'en est pas de même aux latitudes quasi équatoriales et tropicales de l'hémisphère sud. A la mi-journée, en fonction de la saison, l'ombre d'un objet peut aller vers le nord ou vers le sud, ce qui n'arrive pas dans nos pays tempérés boréens. De même un reflet lumineux sur un miroir, une nappe, plaque ou surface d'eau, peut aussi s'inverser à la latitude de Nasca, selon l'époque de l'année. La préférence donnée à tel ou tel versant pour l'implantation des géoglyphes fut donc, éventuellement, aussi tributaire de telles contingences opérationnelles.

Du fait que le soleil darde le plus souvent depuis le nord, son flux ou sa réflexion sur une surface perpendiculaire sise en face, au sud, et appropriée dans un processus de repérage, basé sur visée, sans éblouissement, cela a pu faire éliminer ou délaisser le versant peu ou prou opposé, donc septentrional d'un thalweg, puisque le coteau à contre-jour (mais le visage du technicien inondé par le flux héliaque) rendait le travail éphémère et pénible, à certains mois, sans pour autant l'exclure totalement, surtout avec masques protecteurs. Ce qui peut correspondre au cas de figure suggéré par la courbe statistique des implantations de géoglyphes, avec ses pointes et creux, sans totale vacuité pour certains azimuts.

Autre déduction encore à tirer des statistiques d'Aveni : puisque les pointes des fréquences maximales d'implantation sont axées sur les trois orientations susdites à 0°, 90° et 180 ° par rapport à la direction de l'amont, et puisque l'ampleur de chaque crête déborde de part et d'autre de ces directions, les géoglyphes ne sont pas liés au côtoiement gauche ou droit de l'écoulement de quelque ru contigu par rapport à un observateur les parcourant, mais seulement à la trame topographique essentielle provoquant le flux du cours d'eau.

B/ Les formes :

triangles et trapèzes rectangles, hormis leur orientation générale différente, se ressemblent quant à leur nature profonde par leur longueur, la proportion relative de leurs deux dimensions principales et leur mode de traitement graphique.

Les triangles sont loin d'avoir un effilement et angle (en moyenne de 6°) aigu terminal net : leur pointe extrême se mue et continue en un fil qui se replie en zigzags ou en méandres orthogonaux, dont les "chicotes" de Cantalloc sont des exemples typiques.

Ce n'est pourtant pas de la même manière qu'un fil s'échappe de la base ou largeur d'un trapèze rectangle, car au rétrécissement brusque de la modification formelle s'ajoute la rectitude du fil qui n'engendre ni zigzags, ni méandres, ni sujets naturalistes sur son parcours, mais cas de figure qui caractérise aussi de nombreux triangles. Et une autre similitude entre les triangles et les trapèzes rectangles vient de ce qu'au moins une des bases (ou des petits côtés) de la figure géométrique reste telle qu'elle, ne présente aucun départ de fil, alors qu'il peut en sortir de l'un de leurs longs côtés pour s'engager dans des plis et replis similaires.

A la limite on pourrait considérer qu'une forme n'est que la dérivée extrême de l'autre : face et perpendiculaire à l'axe de vision d'un scrutateur, un trapèze, avec sa grande base en haut et sa petite en bas se projette sur tout terrain pentu descendant, selon une surface beaucoup plus anguleuse. Sa grande base atteint la démesure mais sa petite beaucoup moins : la figure tend à devenir triangulaire par modification des dimensions et articulations. Inversement l'effilement d'un long triangle peut se réduire : certaines vues aériennes des géoglyphes triangulaires de Nasca les raccourcissent considérablement par rapport au profil très allongés qu'ils ont au sol.

Sur la surface plane des collines s'allongeant comme des doigts, courent à la queue leu leu, à la façon de flèches, les grandes aires triangulaires dont les pointes avancent dans la même direction et foulée.

Les cas isolés d'un polygone qui dévie par une pliure orientant un peu différemment sa pointe, ou d'une paire de triangles dont chacun, quoique convergeant vers une même zone azimutale que son associé, n'a pas avec ce dernier le parallélisme de son grand axe homologue, ne sont pas nécessairement exception à la tendance.

Car les géoglyphes triangulaires, plus que les autres types (moins nombreux) de polygonaux, se présentent parfois comme des feuilles se superposant avec un léger décalage par rapport à leur base. Cet empilage apparent semble résulter plutôt d'un ajustement, d'une mise au point avec glissement dans le sens longiligne par avancement ou descente de la pointe de la figure. Cela est particulièrement évident pour les géoglyphes triangulaires de la Crète de Sacramento, car leur est associée une double spirale qui semble victime de similaire translation, d'un rajustement d'emplacement, lequel amène un parallèle chevauchement de figures dessinées.

Ce constat est important par ses implications. Si le tracé des dits géoglyphes avait été seulement mis en œuvre au sol, là où ils sont, et qu'on ait voulu corriger leur imperfection, il eut été logique de les recommencer franchement peu ou prou à côté de leur première ébauche: la place ne manquait pas. Or il semble qu'on n'ait pas pu corriger grand chose dans le dispositif de réalisation, autrement dit qu'il ne dépendait pas que des conditions topiques mais d'une cause très éloignée et extérieure (sans doute source de l'errement), qu'il était affecté par des servitudes qui rendaient son implantation impérieuse. Or seul un centre de visée mettant en jeu la position relative de tous les éléments de la chaîne opératoire fait qu'un infime écart angulaire a des conséquences sensibles, car on ne peut bouger impunément les grands éléments naturels et optiques qui entrent en jeu : surélévation de l'endroit de visée, pente ou non du terrain de projection, distances, etc. …

La superposition apparente de mêmes géoglyphes affirme de manière répétitive aussi la manière dont s'en échappe parfois des lanières effilées et bandes découpées, amputant en périphérie l'intégralité de la forme géométrique, comme si cette dernière était le stock matériel de la filerie en émanant.

Ce qui nous renvoie au chapitre sur l'orfèvrerie et la tréfilerie des Nascas.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

SUIVANT