III Les géoglyphes : types, répartition, articulation (suite)
 

Les géoglyphes naturalistes

Les géoglyphes naturalistes sont tracés par le sillon d'un fil ininterrompu, d'épaisseur variant parfois plus ou moins progressivement pour le même dessin, et selon un trait qui ne se referme pas sur lui-même, quoique avec ses points d'arrivée et de départ généralement voisinsLa seule exception apparente à la règle semble être l'insolite géoglyphe IV2, aux grandes mains ou pattes écartant leurs doigts, et dont la silhouette trace un circuit presque fermé. Néanmoins la vue aérienne donnée par A.F. Aveni, dans l'album du musée Rietberg, op. cité, fig. 116, p. 122, permet d'envisager les traces à peine lisibles d'un dessin par un trait interrompu.. Ce trait délimite et trace une silhouette détaillée, à laquelle peut être rattachée, dans la foulée, un organe interne comme l'œil, quand la ligne contour se poursuit à l'intérieur de la figure. Le circuit quasi fermé n'est donc pas bouclé, mais systématiquement ouvert et comme rattaché ou alimenté au niveau des orifices naturels des animaux (bouches de poissons et cétacés, becs d'oiseaux, anus de mammifères), au pied de végétaux, à la patte de l'araignée. Aucune des figures n'a d'élément complètement anguleux : les passages transitent toujours par des arrondis entre segments d'orientations franchement différentes.

Vus de haut, tracés comme par un filigrane d'or sur la pampa les sujets donnent l'illusion de pousser, émerger, ambuler, voler ou tisser. Ces êtres vivants sont en dessin placés plutôt en bordure de plateaux, à l'intersection de longues lignes droites, souvent au voisinage proche d'un triangle ou trapèze auquel le fil peut parfois les relier directement. La technique du tracé par déblaiement des cailloux superficiels du sol, repoussés ou entassés aux deux lisières du trait, est la même que pour les grandes aires géométriques.

Il y a aussi dans l'implantation des géoglyphes à sujets naturalistes, souvent une proximité spatiale et une identique présentation au sol qui tend à les rassembler en secteurs homogènes où l'on sent la même "patte" de l'artiste concepteur et opérateur. A quelques kilomètres l'un de l'autre, le renard excité et le singe tissant sont des géoglyphes qui présentent et traitent leur sujet de façon très similaire : engendrement du motif par le fil qui entre et sort du corps à l'anus en dessinant un étron, taille des deux protagonistes de même gabarit, enfin identique implantation de leurs corps et membres par rapport au sol qu'ils foulent parallèlement.

Renversés par rapport à ces deux là les dessins de la plante radiculaire (sinon de l'arbre huarango), d'un simien (assis ?) aux mains déployées, et enfin d'un démesuré lézard sont rassemblés dans un autre secteur en ayant tous trois semblable implantation terrestre. Juste à l'est de la route panaméricaine un frégatidé et un héron ou anhinga volent, sinon de concert dans la même direction, du moins dans des sens de vol parallèles. Et à l'opposé, parmi les autres géoglyphes sud occidentaux du Rio Ingenio, un cétacé et un poisson sont comme remontés à la virtuelle surface de l'eau, leur élément commun.

Certes il ne s'agit pas pour chaque secteur spécifique de compositions, mais sans doute du voisinage de sujets agrandis en perspective par le même centre de visée. Et ces similitudes sont très signifiantes d'un procédé de production directionnel des dits dessins car, sinon, ils devraient se répartir beaucoup plus anarchiquement dans tous les sens, sur l'immense tableau qu'est la pampa, sans se limiter à des secteurs terrestres typés par une orientation ou une autre. Même il n'est pas impossible que de plus fines caractéristiques nous échappent dans ces implantations. On ne peut que souscrire au constat de S. Waysbard écrivant : "la plupart des figures animales ou végétales sont axées comme les rectangles-trapèzes. Toutefois, quelques unes en quantité moindre, le sont dans le sens opposé"S. Waysbard, op. cité. Voir aussi Aveni, op. cité, p. 100 sur le sujet..

Par ailleurs les géoglyphes à sujets naturalistes figurent des êtres campés ou plantés au sol, ou volant dans les cieux, donc tous dans une relation par rapport aux yeux de l'opérateur puis du spectateur à la même place. Et ces êtres végétaux et animaux doivent se situer en une position d'équilibre naturel dans les airs ou sur le sol : il n'est pas question d'avoir des oiseaux qui volent sur le dos, ni un singe, un renard ou un lézard sans leurs pattes posées au sol plutôt que les quatre fers en l'air, ni non plus, que la plante radiculaire ou l'arbre huarango n'ait pas ses racines en terre et sa partie aérienne hors d'elle. En d'autres termes la vision de chaque géoglyphe naturaliste implique, en vis à vis, le centre opérationnel de visée. Pour la plante radiculaire il serait dans la direction axiale que la médiane du géoglyphe triangulaire l'engendrant par son fil situé au loin, vers le nord-est. Pour le colibri peut-être, pour le singe et le renard plus vraisemblablement, sinon pour la baleine, il faut sans doute chercher leur centre de visée plutôt vers le nord.

Si les géoglyphes naturalistes sont en étroite relation de voisinage et de technique du dessin avec les figures géométriques et les lignes, dont ils ne sont parfois qu'une émanence dans la foulée, ils en diffèrent par contre par leur relative faible étendue et aire d'emprise, comparativement à la grande, voire gigantesque des géoglyphes géométriques. De ces derniers ils paraissent plutôt naître, dériver, et comme plus fragiles ou de tenue difficile. Ainsi la "frégate" (si c'en est bien une)Appellation à juste titre contestée par S. Waysbard, op. cité, p. 213., avec ses 135X120m jouxte-t-elle, presque modeste, l'extrémité du "grand rectangle" qui en mesure, lui, 850X80. C'est dire que le motif zoologique ne cerne là qu'une aire, et non nettoyée de ses cailloux, au plus de 16000 m², et qu'il s'étend d'ailleurs beaucoup moins encore en surface par sa ligne silhouettant l'oiseau, la seule dégagée de pierres, alors que la grande aire géométrique, voisine, entièrement épurée, totalise 68 000 m². Cependant le linéaire du trait engendrant la frégate approche, compte tenu de ses circonvolutions, celui cernant le périmètre du rectangle, plus concis. Par contre la largeur du géoglyphe géométrique est moindre : 80 m au lieu de 120 pour le volatile. Apparaît d'ailleurs là une caractéristique propre aux mégafresques naturalistes, affectées d'une largeur proportionnellement plus grande que celle des figures géométriques, elles surtout très effilées.

Ce n'est peut-être pas par les efforts et la pénibilité du travail de curetage de plus ou moins grandes surfaces caillouteuses qu'il faut expliquer la différence de taille et morphologie globales entre les deux types de géoglyphes puisque l'écart, considérable, qui sépare les dites aires ainsi nettoyées semble irrémédiablement condamner toute causalité corrélative de ce côté là. Si les figures animales ou végétales n'avaient dépendu que de leur tracé au sol, à partir d'un patron ou graticulage pour mise en forme, leur taille aurait, au regard de la considérable des géoglyphes géométriques, pu être beaucoup plus importante. Il faut en déduire que dans le tracé des figures naturalistes un facteur plus important que pour les géométriques intervenait sur les tailles, compte tenu de la spécificité du dessin par une ligne. Et comme l'on ne voit pas comment dans un plan de tableau, en dimension 2, des contraintes ou efforts particuliers à cette différence pourraient exister, on est naturellement conduit à envisager que c'est un facteur spatial qui la provoque.

Cette déduction invite à s'appesantir dans l'examen desdites lignes de silhouette, pour essayer d'en savoir plus. Y a-t-il trace d'une morphologie en dimension 3 ? Laquelle pourrait apparaître dans des anomalies d'angles ou des variations d'épaisseur de trait.

Nous avons vu que la ligne qui trace les géoglyphes naturalistes est engendrée de façon à ne pas se croiser, mais chaque fois seulement que cela devait être possible, car il y a quelques cas où le chevauchement existe. Cette bizarrerie par rapport à la norme quasi générale est d'autant plus incompréhensible à priori, que rien, au niveau du sol et du dessin y étant gravé, ne semble avoir pu empêcher le graphiste de se tenir à la règle. L'arrivée ou le départ du fil qui engendre le motif du géoglyphe labyrinthique (V2) n'est contraint par aucun aspect ou élément du contexte topique pour bifurquer ainsi brusquement en coupant l'autre brin du fil. Dito pour l'oiseau au jabot (II2) dont un bout extrême du fil, demeurant parallèle à l'autre, franchit orthogonalement trois fois le même trait qui, dans un aller retour figurant aussi l'œil, trace toute la moitié supérieure du bec. De telles entorses donnent à penser que l'unité rationnelle des géoglyphes (naturalistes ou géométriques) peut être respectée si ce souci d'éviter le croisement des lignes au sol n'est que la traduction, parfois difficile, du même principe dans l'espace, en dimension 3. Autrement dit le géoglyphe doit être alors considéré comme l'image et la reproduction d'un objet filiforme passant de dimension 3 en dimension 2 dans sa représentation graphique.

Pour les rares cas où ledit croisement existe, non pas dans la structure volumétrique de l'objet mais dans sa seule traduction dessinée sur le sol, la manière dont le chevauchement a été traité ou non, c'est à dire par fusion des deux traits à leur rencontre ou au contraire en donnant la priorité à l'un sur l'autre, parce qu'un segment du fil total et réel passe devant l'autre, est un détail qui renforce notre théorie. On peut la tenir par exemple au sujet du chevauchement des mains du singe qui tisse et de tel fil issu de son ouvrage.

Plus généralement, quand le trait au sol présente des curiosité, des anomalies, il est très vraisemblable qu'elles sont passées inaperçues, ont été laissées telles qu'elles, n'ont pas été gommées par quelque restauration. Elles sont donc significatives, que cela concerne tel changement d'épaisseur de trait, un angle, une découpe qui paraissent insolites mais que le raisonnement et les épures peuvent et doivent savoir expliquer. Cela grâce à la perspective conique dans laquelle certaines mêmes données (épaisseur, angles, longueur, largeur, etc.…) peuvent ne pas être reproduites à l'identique mais être déformées, rapetissées ou agrandies dans leurs articulations et proportions relatives.

Continuons d'en donner quelques exemples. Le quadrilatère losange du plan de vol (dont la belle queue en éventail) que trace l'anhinga n'offre pas sur son géoglyphe la symétrie d'angles et de côtés que l'on est en droit d'attendre pour un dessin qui n'aurait été tracé qu'au sol. Et cet insolite oiseau serpent d'eau douce, dont l'interminable cou, neuf fois replié, tend et exagère ensuite un bec effilé sur 150 m, a son trait de silhouette qui, de la queue à la fin du dit organe, semblerait même, à partir de certains clichés aériens, et faute de vérification in situ, s'épaissir à plus du double, encore qu'une photo aérienne peut être trompeuse. Le lézard paraît aussi reproduit par une ligne plus épaisse au niveau du thorax qu'en bout de museau. Parfois des arrondis d'extrémité de grecques, de rémiges, de becs, de doigts, là où le tracé se retourne, s'élargissent comme selon les pleins et les déliés d'une écriture manuscrite, témoignant d'une différence d'attaque d'angle, mais qui ne peut être celle de la plume d'oie ou du Sergent Major, ni de la lame d'un bulldozer. Plus le dessin est grand, plus l'est parfois le diamètre du trait, ce qui est anormal si la mégafresque n'a pas à être contemplée par œil de géant, et parce que son tracé ne le nécessite pas, y compris à partir d'un graticulage. Pas plus que ne varient les unités de passage qui l'auraient engendré si quelque cheminement processionnel l'avait emprunté, c'est-à-dire avait nécessité, en fonction de leur nombre, des tailles réparties de manière séquentielle.

Par ailleurs nombre de géoglyphes naturalistes (I1, III1, IV1, etc. du tableau Reiche) montrent des segments et arcs de courbe aux enchaînements sans souplesse et illustrant une continuité acquise avec difficulté, défaut qu'un pur graphisme ne présente pas, sauf lorsqu'il est réalisé par une main malhabile. En d'autres termes les circonvolutions des géoglyphes naturalistes semblent reproduites au sol avec des imperfections que leur seul dessin ne justifie pas.

Ce qui peut être instructif pour les tracés qui sont les moins aboutis et parfaits, ce sont les ratés, ceux semble-t-il déjà abandonnés dès l'origine, et considérés aujourd'hui comme insatisfaisants, inutiles à médiatiser, parce qu'ils nous apparaissent étranges dans leurs exagérations ou déformations, non plus expressionnistes et voulues, mais déroutantes par la seule déstructuration de quelque partie caractéristique du corps, et indispensable à une bonne lecture de la forme animale représentée.

Une des plus typiques illustrations de déformation qui évoque un "repentir", c'est-à-dire une seconde projection, décalée, corrélative à une modification angulaire du dispositif éventuel de visée, existe dans ce qu'on appelle le groupe "oiseau huppé" ou "guaney" (n°24 de la planche Maria Reiche). C'est le dessin entier d'un oiseau à la tête huppée par trois éléments de plumes. Le volatile y possède un relatif long bec, légèrement entrouvert, crochu comme celui de quelque pélican, car il a le bourrelet de la mandibule supérieure en son extrémité. Et juste en avant de ce premier sujet aviaire, dans la foulée et l'axe de son géoglyphe, un oiseau du même genre, exhibant un sac ventral gonflé, allonge une même tête huppée et dotée d'un bec tout aussi entrouvert, avec semblable épaississement terminal, mais bec prodigieusement allongé. Comme par translation le long d'un axe de perspective conique il doit y avoir là deux images plus ou moins déformées et allongées d'une semblable tête de pélicaniforme, en raison d'un angle d'attaque plus ou moins aigu, par le pinceau visuel projetant sur l'écran qu'est la pampa. Selon une logique géométrique caractéristique, la déformation affecte davantage une dimension plutôt qu'une autre, en l'occurrence la longueur plutôt que la largeur. Est changé surtout le profil dans son sens longitudinal, indépendamment de la présence ou non du sac ventral gonflé.

Autres exemples. Les deux géoglyphes contigus, n°20 et 21 de la planche Reiche, montrent, selon le même engendrement filiforme par le bec, chaque oiseau avec serres à deux doigts et d'identiques structures de plumes, à 90° l'une de l'autre dans l'articulation individuelle des rémiges et caudales. Par contre les protomés sont plus différenciés malgré leur analogie, le n°20 ayant été plus malmené que le 21, car le bec tordu est évasé en entonnoir par le trait qui en émane et revient. La conception et réalisation au sol, même avec cette arrivée et sortie par le bec du fil qui engendre la silhouette, n'aurait pu conduire à un tel errement dont l'explication est à rechercher dans un procédé d'arrêt mal maîtrisé à cette extrémité, donc indépendant du terrain et plus éloigné. Preuve en est que l'alimentation du dessin par ce trait ne s'arrête pas aux deux abouts amorçant mal le début du bec, mais est engagée très en amont ou / et en aval par leurs prolongements linéaires rectilignes.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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