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1
Le long de ce coteau
Paissait troupeau sans chien ni houlette(1).
Adieu tout mon bonheur
Hélas trompeur ; j'ai perdu le cœur.
Désormais dans le bois seulette
N'entendant plus sa tendre musette(2)
Hélas je veux languir.
Allez troupeau laissez moi mourir.
2
Et vous cher agnelet
De mes regrets tu m'es trop cruel
Ici des faux serments
De mon amant que j'aime tendrement
Loin de moi mon amour t'appelle
Va cher agneau trouver l'infidèle
Et dis lui tous les jours
Que sa tendre Isis l'aimera toujours.
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3
Et vous sombre forêt
De mes regrets tu m'es trop cruelle.
Ici des faux serments
De mon amant que j'aime tendrement
Souvenez-vous de ma vive tendresse
Et que partout l'on répète sans cesse
Iris …. gardant ta foi
Iris vaincue ( ?) va mourir pour toi.
(1) La houlette, de l'ancien français
houler, "jeter, lancer" (XIIIème siècle) était un bâton de berger
muni à son extrémité d'une plaque en forme de gouttière, servant à jeter
les mottes de terre aux moutons qui s'éloignaient du troupeau. Selon A.
Rey (op. cité) le verbe houler, en raison de son aire (Picardie,
Normandie, Champagne) est issu d'un verbe francique. La houlette ne fait
pas partie de l'outillage pastoral savoyard.
(2) C'est au XIIIème siècle qu'est créée la musette, un instrument à bourdon,
une cornemuse perfectionnée pour laquelle de nombreux compositeurs écrivent
pendant deux siècles, "Par métonymie, le mot désigne aussi une composition
musicale dans le style joué par l'instrument, donc de caractère pastoral"
(A. Rey, op. cité). Sa musique de rythme ternaire est une indication pour
s'orienter dans la recherche du timbre de la présente chanson.
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Des chagrins d'amour suicidaires
La chanson 3, comme la 4, évoque l'ombre de la mort sur
l'amante et l'amant désespérés, quasi suicidaires dans leur désespoir
non combattu, donc dans une société chrétienne désapprobatrice. Elle sont
aussi à l'opposé de l'image conventionnelle du XVIIIème siècle bâtie par
le suivant, à savoir celle d'une humanité frivole, indifférente, voire
cruelle, puisqu'oublieuse de ses angoisses grâce à une vie vertigineuse
qui tient à l'écart la pensée de la mort.
Cette analyse fausse est condensée par les Goncourt dans
leur conclusion sur La femme au XVIIIème siècle : "C'est
un hôte imprévu que la mort au XVIIIème siècle : la vie n'a guère le temps
d'y penser ; et le tourbillon du monde, le bruit des fêtes, l'enivrement
du mouvement, l'étourdissement, l'enchantement du moment, la distraction
du jour, la jouissance absolue et presque unique du présent, en efface
l'image et presque la conscience dans l'âme de la femme. La mort traverse
seulement son cœur ; ainsi l'idée d'un lendemain traverserait un souper.
Elle n'occupe plus ce monde, elle n'est plus la préoccupation de son imagination…"(3).
La chute de notre chanson n°2 s'inscrit en faux contre cette
assertion. Songeons aussi à Mlle de Lespinasse (1732-1776) qui considère
la mort comme libératrice en cas de redoublement de maux(4). Montesquieu
(1689-1755), dans les Lettres persanes(5) entreprend d'ailleurs
une justification du suicide qui, chez divers écrivains, romanciers, philosophes
et chansonniers ayant une obsession du néant ou la fascination de la
mort, perceptible tout au long du siècle(6) , constitue la grande
tentation du XVIIIème siècle(7) , en rupture et opposition avec la
morale chrétienne.
Montesquieu pose et répond à la question : "Quand je
suis accablé de douleur, de misère, de mépris, pourquoi veut-on m'empêcher
de mettre fin à mes peines, et me priver cruellement d'un remède qui est
en mes mains ?
Mais dira-t-on, vous troublez l'ordre de la Providence.
Dieu a uni vôtre âme avec votre corps et vous l'en séparez. Vous vous
opposez donc à ses desseins, et vous lui résistez […]
Que veut dire cela ? […]
Lorsque mon âme sera séparée de mon corps, y aura-t-il
moins d'ordre et moins d'arrangement dans l'univers ? […]
Pensez-vous que mon corps, devenu un épi de blé, un ver,
un gazon, soit changé en un ouvrage de la nature moins digne d'elle ?
Et que mon âme, dégagée de tout ce qu'elle avait de terrestre, soit devenue
moins sublime ?"(8)
Mais "Chagrin d'amour n'est pas mortel" dit-on. Voire
! Cette Julie de Lespinasse, éventuelle candidate au suicide vécut une
grande passion avec le Comte de Guibert dont les ouvrages de tactique
militaire, bouleversant les conceptions stratégiques du temps, influencèrent
Bonaparte. Mais les infidélités de Guibert, et ensuite l'annonce de son
mariage avec une riche héritière menèrent Mademoiselle de Lespinasse au
désespoir, puis à la mort. Le recueil de ses Lettres à Guibert, témoignage
tumultueux d'un amour insatiable, insatisfait et conclu de manière morbide,
illustre d'un fait, divers mais courant, le thème que les textes des deux
chansons traitent de manière préromantique, dans le style précieux de
l'époque.
(3) 1862
(4) Lettre à Condorcet du 17 octobre 1775
(5) Lettre 76 (1721)
(6) M. et J. Carpentier, Littérature, textes et documents, XVIIIème siècle,
Nathan éd., Paris 1987, p. 240-241.
(7) Ibid.
(8) Ibid., p. 335.
(suivante)
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