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La forme et le fonds d'un texte poétique chanté, tributaires d'une articulation
synchronique et diachronique pour chacun des éléments (langue, versification,
musique, sujets) qui les composent à partir d'un contexte présent et passé
spécifiques, rendent l'analyse et la synthèse de l'ensemble des
pièces du recueil Berssous singulièrement complexes, donc très perfectibles,
malgré les connaissances diversifiées d'un modeste collectif de recherche
l'étudiant ou de l'avancement général des sciences dans le domaine
ethno-musical.
Esquissons une approche des images, des métaphores et du vocabulaire
qui traduisent la langue du XVIIIème siècle, avec ses archaïsmes et ses
nouveautés. Ce sont des données qui peuvent servir de fossiles directeurs,
non seulement pour la datation, l'appartenance régionale, mais aussi sur
l'évolution des mentalités.
Les vers de la parure, terminologie de louange apparue vers 1718,
le verbe reluquer à partir de 1730, sont par exemple des repères
chronologiques nets. Les pulmoniques pour désigner les instruments
à vent, la gorgerette vieux substantif pour nommer une espèce de
collerette servant à couvrir la gorge des femmes surprennent moins que
des hapax comme glandine, préfigurant "glandeuse", ou focuste,
et doutance, moins isolée, bâtie sur le modèle "d'assurance". Certains
termes (nonette, pucelage, nenni) qui, selon P. Adam (1), ne semblent
déjà plus figurer dans le Chansonnier historique durant la Régence
que par tradition marotique, puisqu'ils ne se rencontrent pas dans les
Mémoires de Saint-Simon (1645-1755) alors que leur auteur ne recule
guère devant l'emploi de termes archaïques, méritent d'être recherchés
dans le présent recueil, pour comparatisme, et parce que des revitalisations
- à motivations idéologiques - ne sont pas non plus exclues. Sur l'air
de Une jeune nonnette, l'abbé L'Attaignant, avant 1756-1757,
réécrit Bonjour maman mignonne.
Selon Adam le mot nonette qui reste présent dans l'édition du
Nouveau dictionnaire de l'Académie, paru en 1718, s'est substitué
au plus archaïque une petite nonain. Et nonne, à en croire
Richelet, ne se disait déjà plus au XVIIème siècle, sauf dans le style
burlesque par emploi vieux et plaisant. Or ni nonette, ni nonne,
qui pourraient éventuellement servir à dater, par leur mot même, certaines
chansons sur des jeunes religieuses contre leur gré, n'apparaissent dans
les textes du recueil Berssous, pourtant explicites sur les attachements
amoureux des recluses. C'est simplement la similitude de situations qui
indique que le siècle est bien celui de La Religieuse de Diderot,
utilisant l'appellation normale implicite de compassion ; mais pas de
dérision ou gaillardise, pour nommer la cloîtrée malheureuse.
En ce qui concerne pucelage, dans les pièces du recueil le mot
existe franchement, sans ostentation ni pruderie. Ce n'est pas le cas
au siècle suivant : les versions ensuite folklorisées du Petit papillon
volage (chanson 86) remplaceront le terme par l'euphémisme de rose
en détruisant la rime bâtie sur lui. Et dans le même poème l'initial "je
me fous de vous" sera semblablement remplacé par un synonyme verbal
considéré sans doute comme moins trivial, érotique et outrageux.
Nous l'avons vu précédemment, pas un seul terme du vocabulaire portant
sur la nature et le cadre où se déroulent les faits décrits dans les textes
des chansons n'est franco-provençal ou ne concerne réellement son domaine
et ses biotopes. Même une interjection populaire et plaisante comme nenni
da ne figure, sous une forme ou une autre, dans un quelconque dictionnaire
de patois savoyard ou dans une savante étude sur les régionalismes et
helvétismes du parler chablaisien. Et le susdit verbe "reluquer",
d'origine picarde, n'est qu'un des exemples où le français utilisé affirme
souvent une dominance de la langue d'Oïl.
C'est le cas pour Fanchon (chanson n°1) dont la forme régionale du prénom
populaire, porté légendairement par une vielleuse savoyarde de Paris,
n'est pas issue du prénom de Françoise en franco-provençal. Les noms très
usuels, familiers obéissent souvent à la convention des pastorales. Lise
et Lisette, Colette, Anette, Sylvie, Nanon, Louison, Madelon y sont aussi
stéréotypées que Sophie et Aminthe, plutôt à la mode dans la comédie,
le roman et le style galant. Les prénoms masculins, encore plus convenus,
Damon, Tircis, Colin, Clitandre, Grégoire s'appliquent aux différentes
catégories de bergers, d'amoureux, de fieffés buveurs. Mais la variété
et la fréquence de diminutifs et prénoms donnés aux bergères, face à un
certain anonymat masculin condescendant (Monsieur, le dragon, le soldat)
illustre la vieille distanciation sociale séparant la jeune rurale du
séducteur d'une classe supérieure, tels qu'ils sont mis en scène dans
la pastorale française. Noms et prénoms, assez souvent, relèvent aussi
de l'anticomanie du siècle : Philis, Iris, Hébé, Zémire, appellations
de comparaison flatteuse ou galante quand Jupin (Jupiter), Junon,
Bacchus ou Amour ne sont pas directement protagonistes. Tircis, comme
dans les Eglogues de Virgile, alterne avec Corydon parmi les bergers.
Tout un vocabulaire omniprésent de convention, typique des pastorales,
tourne autour de mots leitmotiv comme tendre, doux, fidèle, soupir,
larmes, gémir, pureté, simple, zéphyr, plaintif, innocence, etc. …
Il y a abondance, dans le même genre, des invocations adressées aux éléments
naturels, mais où le biotope reflète l'état d'esprit du héros et de l'héroïne,
en étant lié à la présence ou à l'absence de l'être aimé, amenant moutons,
oiseaux, arbres à traduire le même émoi ou à être complices des amants.
Le réalisme, les mots techniques et vécus se trouvent plutôt dans les
chansons militaires où la terminologie du domaine et du métier des armes
en reflète l'état et le développement : bastillons, demi-lune, bombardiers,
grenadiers et dragons, colonel ou déserteur, fusils, espadons, pistolets,
mortiers et canons en détaillent les différents éléments. Même l'historien
de la musique militaire aura son lot d'instruments sur lequel il pourra
réfléchir : tambours, clairons, bassons, hautbois et trompettes sonnent
glorieusement dans la chanson 91 sur Fontenoy.
Lorsque l'on regarde la vue aérienne ou en perspective d'un des plus
grands domaines skiables d'aujourd'hui, avec 650 km de pistes, celui des
Portes du Soleil chevauchant la Savoie et le Valais, et dont la Chapelle-d'Abondance
est station, la force évidente du relief et du climat créant obstacle
ou prétexte à l'activité humaine fait que son impact sur les autochtones,
en ce siècle des Lumières un peu plus froid que n'est l'actuel, ne pouvait
qu'être renforcée, donc davantage marquer les esprits, leur plus ou moins
grande sensibilité aux données naturelles et, par exemple, leur religiosité,
leur entraide communautaire, les références multiples à un biotope si
prégnant.
Or il n'en est rien. De tout cela nib ! Les chansons du recueil Berssous
connaissent les fontaines et les ruisseaux riants plutôt que les torrents
chargés furieusement par la fonte des neiges ou un orage de montagne.
Et pour savoir comment des eaux subitement grossies peuvent arrêter net
l'avancée ou le retour d'un troupeau bovin c'est le Ranz des vaches
qu'il faut écouter chanter en langue vernaculaire. Le rude hiver n'est
jamais décrit dans les textes du susdit manuscrit, et le printemps seulement
signalé comme saison de remise en route des armées. Gentils moutons et
agneaux perdus ou retrouvés, donnés ou caressés, chien fidèle et méchant
loup sont les seuls animaux cités alors que la Savoie, pour son cheptel,
se distingue, économiquement, plus par les bovins que par les ovins, tous
menés dans les étagements de biotopes climatiques et végétaux de montagne
qui rendent la transhumance plus profitable que la pâture permanente ou
vaine en de mêmes lieux. Le caprin est en outre l'animal roi de la montagne.
D'autre part la houlette qui équipe bergers et bergères des chansons du
recueil est inconnue dans nos contrées alpestres, mais existe en Picardie,
Champagne et Normandie, bref en pays d'Oïl dont l'Ile-de-France est le
royaume. La quenouille filée en champ de pays plat, à la rigueur vallonné,
le serait difficilement sur une pente montagneuse herbacée nécessitant
parfois bâton d'appui, et elle ne s'apparente que par cousinage fonctionnel
à la " cologne " ou hampe en bois, ouvragée et gravée qui, fixée au rouet,
sert en Savoie au filage domestique, mais n'est pas mentionnée dans nos
textes ! C'est à se demander si le collecteur de la Chapelle-d'Abondance
fut de son terroir ou seulement un itinérant de passage, en cavale ou
en retraite ! Car s'il a seulement regardé quelque payse et bergère "en
champ" il l'aura plutôt vu équipée d'un panier d'osier pour quelque
provision et tenir un petit nécessaire de tricotage.
Ce serait oublier cependant que les quelques chansons folklorisées et
populaires de l'ouvrage paraissent bien acclimatées au Valais et au Haut-Valais.
Leurs incohérences par rapport au contexte, et sans la moindre coloration
franco-provençale amènent à s'interroger sur la réalité de cette soit-disante
disparition affirmée par Tiersot, puisque les chansons, au contraire,
témoignent de l'existence d'un genre et d'un style pastoral, bien qu'un
recueil individuel puisse avoir appartenu à un itinérant, sans que la
vogue pour le même type de chanson française ait été répandue dans le
secteur.
Certes, la pastourelle, à l'origine, traite des amours incertaines dans
un cadre rural et socio-économique très pesant, mais cas qui n'a pas été
exclusivement le propre du royaume de France ; et l'on ne peut faire l'impasse
sur la même manière de le transcrire dans la chanson française et populaire
de Savoie. C'est le parler de Vaugelas qu'elle utilise. Un authentique
Savoyard comme Servettaz constate et ajoute, sans interrogation, que "dans
ces pastourelles, aussi bien que dans les autres chants, il semble que
le peuple n'ait pas su ou voulu exprimer le sentiment de la nature … de
temps en temps apparaît le vert bocage".
On sent plutôt, donc, qu'un dominant moule culturel a servi, au moins
au XVIIIème siècle, aux chansons de Savoie, de France, de Romandie ou
du Québec, avec ensuite, au XIXème, une évolution des textes vers un embourgeoisement,
un filtrage, une pruderie qui apparaissent dans les conventions du vocabulaire.
Comme ce n'est qu'en seconde moitié du XXème siècle que des catalogues,
en France, au Canada, en Belgique ont surtout dressé des inventaires étoffés
de la chanson populaire, leur consultation, pour confrontation aux pièces
du recueil Berssous amène à constater, vu l'énormité du patrimoine chanté
du siècle des Lumières, que pour une ou deux chansons dudit manuscrit
c'est maints livrets ou chansonniers qu'il faut lire pour les
retrouver sous une quelconque forme. Autant dire qu'au premier examen
numérique l'impression erronée qui se dégage de la chanson populaire française
en Savoie est qu'elle n'a pas racines venant de ce temps-là. En réalité
Tiersot manquait encore d'inventaires multiples pour pouvoir être aussi
catégorique
Avec la musique italienne se développant à la fin des années 1750 les
mélodies aux fréquents intervalles de quinte ou d'octave, et aux ambitus
amplifiés, exigèrent des gosiers plus souples, des voix plus travaillées
qui ne facilitèrent pas ou tendirent à réduire leur diffusion et leur
maintien dans un large public.
D'autre part les textes se démodent plus vite que les timbres, tandis
qu'un vaudeville conçu pour porter une poésie de versification ad hoc
et courante facilite les transferts. Mais combien de mélodies, parmi l'énorme
fonds aux milliers de timbres disponibles du XVIIIème siècle, sont-elles
demeurées en vogue, avec d'autres textes, dans le patrimoine musical des
Français d'aujourd'hui ? Manquant de suffisamment d'études statistiques
sur le maintien ou le dépérissement des chansons à l'échelle nationale
ou provinciale, nous nous dispenserons de plus discourir sur le sujet.
Dans le recueil Berssous, outre 6% d'airs bachiques, on peut distinguer
trois groupes principaux de chansons : le dominant (30%) est celui des
bergeries, de galanteries, d'idylles plus ou moins pastorales; un autre
traite de sujets historiques et militaires suggérant que le collecteur
aimait par contre les thèmes, même critiques, sur les protagonistes de
la stratégie européenne; le troisième porte sur les faits de société tels
qu'on les ressentait à l'époque (rapports sociaux d'âge ou de sexe dans
et hors mariage, droit à la liberté des choix, au plaisir, corrélativement
dénonciation des contraintes d'engagements dépassés par la vie). La
Religieuse de Diderot où l'auteur s'étend sur les désordres introduits
dans les couvents de femmes par les vocations imposées évoque les mêmes
problèmes traités dans plusieurs chansons du recueil où les jeunesses
font tout pour retrouver leur amant, se plaindre ou attirer la compréhension
de leur Supérieure ou de leur mère. Les nouveaux sujets d'intérêt et de
réflexion du XVIIIème siècle tournent même autour de la mort réelle ou
évoquée des personnages. Non seulement celle de vieillesse (chanson 94)
ou de condamnation (48), mais aussi comme hypothèse annoncée, caressée,
désirée par les amants abandonnés et trahis, ou à la suite d'une séparation
forcée (3, 17, ou 29). Telle chanson sur le devoir conjugal, sur la désertion
montre l'attention portée à des problèmes ou drames personnels qui demandent
à être abordés et résolus avec une autre mentalité. L'individualisme que
ces thèmes traduisent s'inscrit dans l'état d'esprit du XVIIIème siècle
dont le scepticisme, le doute philosophique terminent en point d'orgue
le recueil Berssous par la belle chanson sur un octogénaire voltairien.
Parce que la chanson est peut-être, plus que le roman ou le théâtre,
le reflet profond des mentalités, idéaux, travers et modes d'une époque,
nombre de pièces (marotique, anacréontique, dramatique) outre la problématique
poésie-réalisme qu'elles illustrent, renvoie aux œuvres semblables de
grands auteurs (Voltaire, Beaumarchais, Diderot, L'Attaignant) qui ne
dédaignaient pas de produire des poèmes portés par des timbres mémorisés,
et comme s'y plaisaient des petites maîtres moins connus (De Parny, Sedaine,
Mercier, Florian, …), utilisant tous des musiques de Grétry, Philidor,
Dezède et autres. Tous auteurs ou compositeurs que Favart met en œuvres
théâtrales, où puise notre collecteur Berssous et consorts.
Mais parce que le recueil d'un citoyen relève du choix individuel des
chansons, soit éclectique et de collectionneur, soit de tout venant plaisant
à un quelconque amateur, c'est toujours un profil sociologique et ethnographique
particulier qui se silhouette ainsi par la culture, les goûts, l'état
d'esprit qu'induisent les sujets retenus avec leurs timbres porteurs.
Le
lecteur et l'auditeur se différencient en effet des écrivains et musiciens
dont ils sélectionnent les œuvres pour se constituer un portefeuille et
un patchwork illustrant leur propre classe et personnalité qui nécessitent
d'être autant étudiées que celles des grands auteurs et compositeurs de
leur temps et de leur siècle. Ainsi, dans ce manuscrit Berssous, il apparaît
une tendance classificatoire par un certain regroupement thématique des
chansons, lorsque trois bachiques s'enchaînent (42, 43, 44), quand deux
concernant Cythère se suivent (61, 62), tandis que six (66, 67, 68, 69,
70, 71) portent sur les acteurs de combats militaires, réels ou allégoriques.
Et sa finale le conclut en point d'orgue philosophique.
On pourrait condidérer l'écrasante majorité des bergeries comme
un pur ramassis de textes insipides ou, au contraire, comme autant d'estampes
du 18ème siècle, de sujets en porcelaine de Saxe, avec leurs poncifs et
conventions typiques. Mais cet important pourcentage, quel que soit le
jugement individuel en fonction de sa propre sensibilité pour ledit siècle,
peut donner aussi une occasion à une analyse quasi statistique sur l'apparition
floue puis soutenue du goût pour la nature, sur les fantasmes masculins
concernant les femmes convoitées, sur les conventions amoureuses, et tout
autant sur les non-dits. Ce
que l'on considérait comme la limite de la décence se constate là où des
chansons érotiques, à double sens ou gaillardes, ont eu les pages déchirées,
peut-être par le ou les seconds propriétaires du manuscrit. Mais il n'y
reste pas de chansons libertines sur les homosexualités, malgré leur fréquence
au 18ème siècle. Aucun texte n'est vulgaire et la crudité ne se devine
qu'à travers les métaphores, même lorsque le pucelage, dûment réferré,
doit être perdu.
L'essentiel du genre pastoral est dans le fond autant que dans la forme,
avec leurs poncifs tant constitutifs que stylistiques . De la pastourelle,
genre spécifique et production de troubadours ou de trouvères aux XIIème
- XIIIème siècle, c'est-à-dire d'une chanson dialoguée "dans laquelle
un galant d'une classe élevée tente, avec ou sans succès, de séduire une
bergère"(2) l'esprit, le vestige ou l'origine, s'ils demeurent souvent
dans la chanson folklorique franco-provençale, soit en français, soit
en patois (quand une jeune paysanne y rembarre en langue vernaculaire
le bourgeois fat et prétentieux) n'apparaissent pas au premier abord dans
les strophes alternées (où se parlent homme et femme) des œuvres de ce
type retenues dans le recueil Berssous. Le côté grossier de la chanson
74 où un dragueur veut troquer le pucelage de la bergère contre un mensonge
à sa mère pour lui éviter réprimande suite à la perte de ses moutons,
ne se situe pas, à priori, dans la logique de lutte de classes que sous-tend
la véritable pastourelle médiévale. Le même objectif de conquête sur la
vertueuse Nanon, dans la chanson 59, est certes celui d'un "Monsieur",
mais l'avant-dernière strophe précise que l'homme est berger, et la dernière
que l'auteur même du texte est… un "dragon de France" buvant chopine
à la santé de sa glandine! Et alors que le patrimoine chanté franco-provençal
ou pré-révolutionnaire français s'y prêtait le collecteur du recueil Berssous
aurait pu trouver divers exemples de jolies chansons contestataires où
l'héroïne de la paysannerie se gausse vertement de quelque aristocrate
ou notable imbu de lui-même !
Comme il ne nous appartient pas de polémiquer sur la classification et
la définition générale de la Pastourelle médiévale qui divisent ses spécialistes,
et encore moins sur le prolongement dudit genre jusqu'au siècle qui concerne
le présent recueil, contentons-nous de signaler tout élément pouvant s'articuler
aux dits débats.
Pour Rivière il y a par exemple deux types distincts de pastourelles
: le type classique, ci-dessus évoqué, où le chevalier rencontre la bergère,
et le type dit avec fête, débat amoureux, discussion sur l'amour, querelle,
joute amoureuse, etc. . Or dans ces types pourraient se mouler sans trop
d'effort le tiers du texte constitué des romances pastorales du manuscrit
Berssous. Pour J. Urbain d'ailleurs "la pastourelle, créée par les
troubadours du Midi pour être ensuite adaptée par les trouvères du Nord
dès la moitié du XIIème siècle, est un thème qui a été repris aux XVIIème
et XVIIIème siècle par les chansonniers parisiens et leurs imitateurs
de Province avant de passer dans la bourgeoisie. La pastourelle, par conséquent,
a changé de milieu social. Elle passe ensuite dans la tradition orale,
donc dans la chanson populaire, qui va renouveler le décor rustique, le
rôle des personnages et la mise en scène du scénario. Les deux grands
thèmes du succès et de l'échec du galant vont connaître des formes littéraires
et d'interprétation multiples. Mais la tradition orale va enfin libérer
la bergère des contraintes de l'époque médiévale"(3).
Autant dire que de mutation en mutation la romance pastorale du XVIIIème
siècle n'a plus trop de rapport avec la médiévale. Mais dans le domaine
franco-provençal, de Suisse romande notamment, J. Urbain illustre sa vision
historique de cette évolution en suivant, notamment, le thème du galant
audacieux qui arrive à ses fins selon la chanson du "Petit panier blanc",
allégorie du secteur érotique de la bergère endormie que touche subrepticement
l'amoureux dégourdi. Cette adaptation, adoucie d'une chanson du XVIIème
siècle, du même acabit ou thème, déjà en couplets dialogués dans la Comédie
des chansons parue en 1640, annonce les versions traditionnelles recueillies
tardivement par Rossat en Suisse romande, par Tiersot dans les Alpes françaises
ou publiées par Ballard en 1724, dans le ton précieux du XVIIIème malgré
leur sujet licencieux (4). Et il y a quelques morceaux de ce type dans
le recueil Berssous.
J. Urbain, poursuivant sa démonstration sur les différents ingrédients
du thème de la pastourelle médiévale, par exemple sur celui de "L'échec
du galant", s'attache à la "Bergère sage" qui entend préserver son
honneur et refuse sagement les avances du séducteur. Le chercheur suit
un itinéraire prenant comme point de départ la Suisse romande, qui conduirait,
en partant du Valais et du Jura, dans les cantons de Fribourg et de Vaud.
"On peut s'étonner de n'avoir point récolté de version en Franche-Comté,
ceci compte tenu des versions traditionnelles jurassiennes de la Suisse
romande. Mais nous n'en avons pas davantage trouvé dans le canton de Genève,
alors qu'il existe dans les régions limitrophes de ce canton, dans l'Ain
et la Haute-Savoie"(5).
Ce dernier cas se présente aussi à La Chapelle-d'Abondance grâce au recoupement
du recueil Berssous. Hormis notre perplexité sur la classification sociale
du personnage masculin, la chanson 74 est bien la première apparition
connue d'une version jurassienne relevée par Rossat en début de ce siècle,
et longuement analysée par J. Urbain pour ses éléments "qui ont fait
fortune dans un nombre impressionnant de pastourelles". Le spécialiste
roman en souligne le thème de "la bergère rusée", ou "sage" avec l'amant
berné(6), thème dans lequel le loup tient une place non négligeable. Cette
autre filiation, de La bergère et du loup, commence solidement
avec la semblable chanson d'un manuscrit du XVème siècle, publiée par
Gaston Paris, comme l'a montré Tiersot d'ailleurs, et avec des sources
encore plus confuses et anciennes remontant au XIIIème siècle : une pièce
des Carmina Burana, un couplet avec refrain d'Adam de la Halle (trouvère
artésien), et des pastourelles médiévales anonymes publiées par Bartsch(7),
où déjà le pucelage de la bergère est le gage du secours apporté contre
le prédateur de moutons.
Pour de bon ou par ruse le loup sert aussi d'artifice à la bergère sage
de la chanson 77 du manuscrit Berssous. Mais y demeure toujours la même
incertitude quant à la position sociale du galant berné(8).
Sans contester la traque de J. Urbain sur l'évolution des pastorales,
leur état et genre au XVIIIème siècle, bien définis par Corinne Pré(9),
permettent, en quasi paraphrase, de mieux les retrouver dans le chansonnier
de la Chapelle d'Abondance. "Les
thèmes galants peuvent se regrouper autour de la naissance de l'amour
et la défaite de la belle d'une part et d'autre part l'éloge de la vie
et de l'amour pastoraux … La plainte on l'a vu est une des tendances de
la chanson pastorale, la jalousie y est rare et facilement dissipée :
on trouve chez les bergers peu de jaloux et beaucoup de désolés … les
torts semblent partagés et l'on trouve presque autant de bergères séduites
et abandonnées que de bergers trahis …"(10). La chanson et la romance
pastorale sont souvent à la limite, tant de la pastourelle ancienne que
de la pièce galante ou anacréontique excluant toute trace de rapports
sociaux.
D'ailleurs la pastourelle du XVIIIème a perdu l'une de ses caractéristiques
de la langue d'Oïl du XIIème siècle, différant de celle de langue d'Oc
où ce ne sont pas les faits qui importent mais les idées et où, déjà,
"le thème n'est qu'un prétexte aux jeux de l'esprit"(11). Car dans
la France septentrionale "le poète cherche à donner à sa fiction un
air de vérité, une note aussi réaliste que possible, d'un réalisme de
convention. Il nous décrit par le menu la personne, les allures et le
costume de la pastoure qu'il fait parler et raisonner en paysanne. Il
met en scène les gens qui vivent autour d'elle : ses parents, son frère,
son ami, le berger Robin et ses compagnons"(12) dont il relate grotesque,
jeux, rixes, accoutrement, pour donner à l'action principale un fond de
scène vivant. Et "si la pastorela du midi, avec tout son esprit,
est traitée sur le pied d'égalité, la bergère du Nord est quantité tout
à fait négligeable, bonne tout au plus à procurer un moment de plaisir
… Toute délicatesse serait déplacée"(13) : le galant, sans remords n'a
cure des plaintes de la naïve séduite dont il se gausse quand elle vient
lui parler de l'épouser.
Sans l'ignorer la romance pastorale du XVIIIème siècle ne fera guère
place au refrain. C'est que, lorsque le texte raconte une histoire, ou
traduit un dialogue selon la structure originelle de la pastourelle, le
refrain n'a pas sa place tant il introduit rupture dans le fil du discours
et de l'action.
Tel est aussi le cas des pièces se rapportant à un sujet militaire, égrenant
l'enchaînement des faits, y compris la succession des dangers que craint
l'amante pour son soldat ou matelot partant en expédition.
Cependant 19% des chansons du recueil Berssous comportent un refrain.
Ce modeste pourcentage semble assez indicatif des règnes de Louis XV et
Louis XVI. Car selon les époques, les genres de chansons, leur public
(populaire ou distingué) le refrain est plus ou moins existant sur la
totalité des strophes car il varie même de quelques vers finaux à seulement
quelques mots dans le dernier d'un couplet. En le sachant par cœur sa
reprise, limitant les efforts de mémoire et d'apprentissage de multiples
strophes, permet la participation partielle à tout chant collectif d'une
voix individuelle peu entraînée. D'autre part le refrain correspond à
la structure de chansons où chaque strophe a une relative indépendance
par rapport aux autres, pas plus indispensables, mais en les terminant
toutes, chaque fois, comme une conclusion, une chute, une philosophie,
une morale, un rappel thématique ou idéologique. C'est le cas des airs
à danser et des textes bachiques ou érotiques, et de militantisme politique
conclu par des slogans. Ainsi, dans le recueil paru en 1665 des chansons
de Philipot, le fameux chantre savoyard du Pont-Neuf, 60% des textes chantés
comportent des refrains succincts ou conséquents pour des pièces essentiellement
bachiques, de danse ou grivoises. Et à lire les stances que ces refrains
équipent on constate que chacune d'elles forme une unité de thème et d'expression
sans nécessaire relation avec celles qui suivent ou précèdent. C'est le
même phénomène qu'illustre la pièce n°94 du recueil Berssous, de L'Attaignant,
sur un philosophe voltairien : le Bonsoir la compagnie clôt et
ferme chaque fois autant la vie du chansonné que l'écoulement du propos
qui le concerne. Du grand art par cette corrélation d'un incipit ancien
de vaudeville et du fond, puisque chaque strophe reste si totalement indépendante
l'une de l'autre que, selon les publications qui ont ensuite repris la
chanson(14), elle comporte un nombre variable de couplets sans être déséquilibré
par l'absence de tel ou tel ! On est alors presque en marche vers la Révolution,
sinon pendant, c'est-à-dire quand le refrain fera aussi irruption en force
dans la chanson , tant il est idéal et lapidaire pour le public populaire
qui l'apprend vite, sans difficulté, grâce à des slogans politiques que
porte son leitmotiv rassembleur.
On trouvera, pour les pièces n°49 et 65 du présent recueil, dont exemples
à l'appui, de plus amples développements sur les dispositifs et variétés
de refrains, bien échantillonnés dans son éventail de chansons. Mais à
l'approche de l'automne des Lumières, quand vers les années 80 apparurent
des refrains servant de pont musical entre le refrain de la chanson politique
et celui de l'hymne moderne de type Carmagnole ou Marseillaise,
alors dans le chansonnier Berssous les quelques chansons d'actualité sont
beaucoup plus anciennes (hormis la dernière et unique, à refrain, sur
Voltaire) : ce sont des militaires qui portent sur les guerres de Louis
XV, marqué par celle de la Succession d'Autriche ((1741-1748) et la Guerre
de Sept ans (1756-1763). Et elles n'ont besoin de militantisme.
On ne sent pas, dans ledit recueil, une quelconque politisation grandissante.
C'est plus une mentalité qu'un processus pré-révolutionnaire que traduisent
ses chansons. Car il ressort clairement d'une part, dans les ultérieures
productions de la Révolution, "que ce sont des airs nouvellement créés
dans les dernières décennies de l'Ancien Régime et comportant un refrain
(souvent encore simple) qui ont eu le plus de succès …, d'autre part que
ces airs ont été généralement utilisés beaucoup plus fréquemment"(15)
que les airs plus anciens et sans refrains(16).
Le comparaison des chansons du manuscrit avec celles des Mémoires
secrets de Bachaumont (1690-1771)(17) est particulièrement intéressante
puisqu'elles portent à une ou deux décennies près, sur les mêmes périodes.
Et dans la liste des pièces relevées à partir de 1762 par le susdit écrivain
on constate, comme pour celles de Berssous, que les proportions relatives
sont inversées : dominante d'airs anciens sans refrains et minorité de
modernes avec.
Plus généralement on peut émettre de voisines conclusions statistiques
sur les deux listes de chansons mises en parallèle, le pourcentage des
politiques différant seulement en raison sans doute de la période
de rédaction des unes et des autres ainsi que de la personnalité différente
des rédacteurs, Bachaumont et ses successeurs étant plus orientés que
Berssous sur le microcosme parisien des salons et sur les sujets d'actualité
historique. Mais si notre manuscrit chablaisien comporte un tiers de chansons
galantes, proportion que Reichardt et Schneider relèvent aussi dans les
Mémoires secrets entre 1762 et 1770, la fraction dans ce corpus
un peu plus tardif "se réduit d'un tiers à un cinquième. Parmi elles
seule un petite moitié chante l'amour tout court, tandis que d'autres
véhiculent un érotisme piquant, parfois coulé dans un contexte nettement
anticlérical, critiquant des liaisons compromettantes entre des personnes
distinguées, mais font aussi, avec plus ou moins de politesse, l'éloge
de quelques Grands, ou d'une personne vraiment estimée. Mélange d'érotisme
et d'actualité historique qui caractérise la sous-littérature de l'Ancien
Régime finissant et que résume le premier vers d'un couplet de 1769 :
"Vive le roi, vive l'amour !""(18).
Définition presque parfaite du manuscrit Berssous ! Sa chanson 23, sur
le même timbre, est encore plus prosaïque : "Vive le vin, vive l'amour
!"
Et du sentiment de la nature, qu'en est-il ?
Le chapitre précédent a permis de souligner le divorce existant entre
le site montagneux du Chablais où a été trouvé le manuscrit et le décor
de théâtre convenu d'Ile-de-France qui constitue un des éléments essentiels
de la chanson pastorale, mais ce qui "la caractérise le mieux par rapport
à la chanson galante ou anacréontique"(19). Reste que malgré ses conventions
la végétation, les eaux, les plans du sol, lorsqu'ils paraissent dans
ses poèmes, ne sont plus disposés selon les canons du siècle de Louis
XIV et de Le Notre dont l'esthétique privilégie la symétrie et la régularité
d'une géométrie souveraine : variété, irrégularité, asymétrie se devinent
simplement par les non-dits et un enchaînement paysager moins disparate
qu'il n'y paraît. L'expression
d'un art de la surprise dans le décor d'éléments, certes stéréotypés,
mais articulés librement, après que les auteurs de chansons de notre manuscrit
se soient servis et aient choisi les accessoires végétaux, célestes et
terrestres au magasin de théâtre dont ils s'inspirent, implique déjà un
changement de rapport de l'homme à la nature et avec ses congénères. La
"grande manière" d'une nature architecturée comme à Versailles, où la
rigueur de la géométrie tranche dans le paysage autant que le despotisme
dans l'ensemble du royaume, et qui ménage jusqu'aux lointains des percées
majestueuses, illustre une tout autre convergence de la pensée politique
avec la pensée esthétique, mais qui a disparu.
Car sous Louis XV la nature commence à primer sur l'image idéologique
d'un univers régi par un principe unificateur ; elle s'ouvre à la sensibilité
individuelle où le couple d'amants et les amoureux éconduits de nos chansons
trouvent écho, aide, écrin ou tombeau à leurs sentiments et passions,
voire comme un retour aux sources dans la chanson sur Voltaire approchant
de la mort. Dans la plupart des textes chantés figure désormais une nature
sentimentale qui encadre, apaise ou exalte les rêveries ou les doléances
des personnages.
Reste aussi que l'on est très loin d'un minimum de réalisme et de cohérence
dans les descriptions. Comme le note Buch'oz(20) : "Le goût de la nature
n'est bien souvent que le goût de la campagne, et le goût de la campagne
déguise aisément le goût du bien être physique et moral qui nous libère
des soucis et des fatigues de la ville. Nous lui associons alors volontiers
l'idylle chimérique qui complète l'illusion … Tant que le goût de la campagne
n'est ainsi que la lassitude de la ville, tant que le désir des champs
n'est qu'une fantaisie sournoise de notre inquiétude d'esprit, il n'y
a là qu'une forme assez vaine et passagère du sentiment de la nature.
Il n'est pas même nécessaire qu'il influe sur la vie réelle ; il suffit
de quelques jardins spécieux, moins encore d'une églogue aimable … c'est
à partir de 1750 que s'est transformé la forme la moins profonde du sentiment
de la nature, et la vérité a fait place pour prendre de plus en plus celle
du mensonge …"
C'est à cette date que les habitués des salons vont en foule vers les
châteaux en campagne, que les costumes d'opéras-comiques commencent lentement
à être modifiés par Monnet de 1752 à 1758, encore que Nougaret, en 1769
reproche aux Colin dudit théâtre et à leurs belles de se plaire obstinément
aux frisures de petits maîtres, aux cheveux bouclés avec art, aux pompons
et aux aigrettes…(21) Dès 1750 et surtout dès 1760 se mêlent "la fausse
et la vraie rusticité, les bergeries élégantes et les simplicités champêtres…"(22)
La réalité de la campagne et du domaine agricole se décompte ainsi : "23
ouvrages sur la culture de 1700 à 1754, 16 de 1755 à 1759, 28 pour la
seule année 1760. En 1761, année ou paraît la Nouvelle Héloïse
et l'Epitre sur l'agriculture de Voltaire, les annales typographiques
signalent 21 ouvrages qui intéressent les exploitation rurales"(23). Et
la poésie s'en mêle. C'est le siècle de l'agromanie.
Les chansons du manuscrit ne donnent pas l'impression d'en être déjà
là pour le sentiment de la nature. Mais, comme Voltaire, presque tout
le XVIIIème siècle goûte peu ce qui, dans les églogues du pasteur de Sicile,
Théocrite, ou dans celles du pasteur de Mantoue, Virgile, garde un trop
vif parfum de vraie campagne. L'Académie Royale de Rome édicte en 1755
: "Théocrite a du naturel mais il est trop rustique". Vers 1776, Mme de
Necker écrit à Chabanon : "Retranchez de Théocrite, ce qui révolte la
délicatesse du goût et des sens… ; des mœurs bizarres ou grossières forment
un spectacle que nous ne pouvons supporter"(24). Marmontel de son côté
affirme : "Je hais les renards qui mangent les figues, je hais les escarbots
qui mangent les raisins…" D'ailleurs dans les pastorales du présent recueil,
la bergère et le berger, contrairement à leurs ancêtres Marion et Robin,
ne se nourrissent pas, ne vivent que par l'amour, l'eau fraîche qui murmure
et anime le paysage ne les désaltérant même pas.
"Un chien, une houlette
Un aimable troupeau
Une simple musette
Les bords d'un clair ruisseau."
voilà selon le Mercure de France (août 1754, p. 178) ce qui suffit
au bonheur champêtre, dont on retrouve la même succincte convention dans
de semblables poèmes d'autres périodiques de l'époque : Les trésors
du Parnasse, l'Almanach des Grâces, l'Almanach des Muses, les Etrennes
d'Apollon, les Etrennes de Parnasse, les Etrennes lyriques, etc. …
Tous ouvrages qui ont du fournir sources au chansonnier Berssous et qui
permettent de mieux le situer chronologiquement.
La seule incongruité à cette bienséance est un détail de la chanson du
Déserteur dont le peloton d'exécution fait sauter la cervelle plutôt
que le cœur ; mais la précision est nécessaire et pèse de sa brutalité
pour situer où le fusillé tient le plus à sa personnalité, à son intégrité,
à son image individuelle.
Sur nombre d'autres points de la mentalité du XVIIIème siècle on pourra
avec profit consulter les poèmes du présent recueil.
La méthode utilisée ici pour en présenter les chansons a consisté à vouloir
les asseoir sur un timbre du XVIIIème siècle, celui qui lui est propre
ou un proposé, suivant en cela le conseil de Duneton : LISEZ UNE CHANSON
AVEC UN AIR EN TETE : LE SIEN OU LE VOTRE !
Pour les raisons suivantes : "l'on ne doit jamais lire à plat les paroles
d'une chanson… On doit toujours chantonner les paroles d'une chanson
en les lisant - cela peut se faire sur l'air véritable s'il existe,
et si on le connaît ou bien sur un air que l'on invente à mesure qu'on
lit … En effet les textes des chansons - des " bonnes chansons " se distinguent
des poèmes littéraires en ce qu'ils sont généralement " maigres " , qu'ils
ne possèdent pas l'enveloppe sonore subtile qui caractérise les vers "
poétiques " - et il est mieux qu'il en soit ainsi. Les vers des chansons
ont curieusement besoin d'être plats, car il doivent laisser la place
à leur parure, à leur écharpe mélodique, à la musique qui les anime, au
rythme qui les grossit, leur octroie leur pleine charge poétique. Je le
répète en conséquence à l'usage du lecteur qui serait conduit, en feuilletant
les pages de ce livre, à lire des yeux : il est nécessaire pour comprendre
ces textes en vers qui ont l'apparence de poèmes autonomes, d'inventer
un air sur l'instant si l'on ne prend pas la peine, ou si l'on n'est pas
en état, de déchiffrer l'air indiqué … Cela sous peine de ne pas saisir
jusqu'au sens littéral du morceau. Cette obligation est particulièrement
forte en ce qui concerne les chansons du XIX ou du XVIIIème siècle, car
si l'on chantonne, le sens transparaît au contraire là où il semblait
opaque…"(25)
Les bases de la versification et du rythme musical facilitent d'ailleurs
de tels transferts où le vaudeville a trouvé son fond de commerce et sa
justification.
C'est
que le numérisme et le syllabisme de la poésie française en expliquent
la facilité et le principe qui fit chez nous le succès dudit vaudeville
puisque la structure arithmétique et de décompte des mesures d'une partition
musicale permet une commode coïncidence de la note et de la syllabe. Cette
adéquation n'existe pas avec les langues où l'intonation et l'accentuation
interviennent fortement. Tiersot ou Coirault le constatent sans trop l'expliquer.
Le premier écrit : "les poésies constituent l'élément prépondérant de
la chanson française, avec leurs couplets nombreux se répétant obstinément
sur une même formule … En Espagne au contraire les chansons ne sont que
musique et la poésie est véritablement réduite à un rôle subalterne …
"Et Coirault ajoute : "aussi loin que notre regard atteigne, des horizons
du Moyen-Age aux confins des temps qui ont terminé pour elle la période
des éclosions, le texte verbal, appelé par ses aptitudes et par le hasard
à devenir folklorique, chanson rustique ou rurale, chanson des rues ou
des faubourgs , se chante "sur le chant de" ou "sur l'air
de"(26).
Bon exemple la chanson 94 du recueil Berssous que son refrain déjà cité
"Bonsoir la compagnie" permet presque de titrer. Selon Coirault
" une foule de couplets de théâtre, de chansons religieuses et de profanes
ont voulu ce timbre ", passé de sol majeur au mode naturel du sol dans
l'air Mousset. "Une chanson folklorique attestée dès 1594, 1627, 1679,
l'utilisait vers 1719. Sous le nom de La boulangère le timbre était
alors une de ces contredanses récemment remises à la mode en France. La
grande et grosse bible des Noëls éditée à Melun en 1713 par Mémissel a
un cantique sur l'air de La boulangère. Mais c'est Bonsoir la
compagnie qui, en 1754 est substitué dans le recueil de chansons de
Coulanges au trop vieux Joconde des éditions". Et L'Attaignant
sait ultérieurement réutiliser même tel quel le libellé du refrain pour
sa fameuse chanson voltairienne.
Grâce au recueil Berssous, le choix personnel d'un ensemble de chansons,
la présentation, l'évolution des connues, mais aussi de nouvelles, ou
d'anciennes fragmentairement attestées - et même des variantes seulement
soupçonnées (comme cette réponse de Rosine au Comte Almaviva, alias Lindor,
dans le Barbier de Séville) créent l'intérêt de l'inédit ou d'un
éclairage différent sur le patrimoine chanté. D'autant que la Savoie n'est
pas riche en recueils de ce type et du siècle des Lumières. Des deux que
Tiersot a lu, et qui se situent plus vers l'articulation des XVIIIème
et XIXème siècles, le seul qui peut être encore consulté à la B.N., dans
le fonds Coirault, n'a ni la qualité de présentation graphique, ni celle
du choix et du nombre de chansons qui figurent au manuscrit de la Chapelle-d'Abondance.
De son côté, Servettaz a pu prendre connaissance, en début du XXème siècle,
d'un " vieux cahier chansonnier de Chamonix que M. Simond, notaire, mit
à sa disposition ", mais nous ne savons rien de plus sur la composition
et la date de la collecte.
Il eut donc été dommage de priver le public de connaître une pièce importante
pour la compréhension de l'histoire culturelle du Chablais. Il eut été
réducteur de ne pas accompagner les textes d'une iconographie d'époque
permettant de les expliciter ou compléter. Comme l'écrivit Vignault :
" la peinture, que Boucher représentait à la table de Gallet(27), n'est
pas étrangère à l'inspiration chansonnière. Si la plupart des gravures
du XVIIIème siècle sont agrémentées de vers - louange du modèle ou développement
rapide du sujet - c'est qu'une tendance commune guide les peintres du
genre et les poètes frivoles. Boucher aurait pu illustrer la Curieuse;
le Curé de Pomponne est un Fragonard ; L'inutile précaution
est un Greuze. Le grivois des Gardes françaises a pu venir de l'atelier
de Vanloo comme Annette a quinze ans de chez Debucourt"(28).
(1) Etude sur le vocabulaire du Chansonnier historique
- La régence (1715-1723), imp. Arts graphiques, Janville, Nancy, 1920.
(2) E. Piguet, Evolution de la Pastourelle du XIIème
siècle à nos jours, Berne, 1927.
(3) J. Urbain, La Pastourelle française, en Suisse romande,
du Moyen-Age à nos jours, éd. de la Thièle, Yverdon, 1986, p. 35-36.
(4) J. Urbain, ibid., p. 37 et s. dont p. 43.
(5) Ibid., p. 125 et s., dont p. 150.
(6) J. Urbain, op. cité, p. 301.
(7) Ibid., p. 339 et s.
(8) Encore que sa mauvaise conjugaison verbale le rend plus peuple qu'homme
cultivé.
(9) C. Pré, La chanson et la romance pastorale chez Florian et ses
contemporains, p. 39-53, in ouv. coll. sur Florian. Voir bib. gén.
(10) Ibid., p. 43-45.
(11) E. Piguet, L'évolution …, p. 11-12.
(12) Ibid., se réfère à Bartsch II.
(13) Ibid.
(14) R. Reichardt, H. Schneider, Chansons populaires devant l'histoire
à la fin de l'ancien régime, Dix-huitième siècle, n°18, 1986, PUF
éd., p. 131-132.
(15) Soit 82% des dits airs dans les chiffres de Constant Pierre et analysés
par R. Reichardt et H. Schneider, op. cité. p. 131.
(16) Ibid. : utilisation 81 fois de 21 airs anciens contre utilisation
95 fois de seulement 13 airs modernes.
(17) Continués après lui jusqu'en 1787 par Pidansat de Mairobert et par
Mouffle d'Argenville. Sur les 36 volumes des MS cinq seulement sont de
Bachaumont.
(18) R. Reichardt et H. Schneider, op. cité, p. 120.
(19) C. Pré, op. cité, p. 38.
(20) Cité, p. 131, par D. Mornet, Le sentiment de la nature en France,
de J.-J. Rousseau à Bernardin de Saint-Pierre, 1907, rééd. Slatkine, Genève,
1980.
(21) D. Mornet, op. cité, p. 166.
(22) Ibid., p. 132.
(23) Ibid., p. 108-111.
(24) Ibid., p. 133.
(25) C. Duneton, op. cité, t. I, p. 10 à 13.
(26) P. Coirault, Notre chanson folklorique, Paris, Picard éd.,
1941, p. 206.
(27) Gallet était l'épicier qui tenait Le Caveau aussi fréquenté
par Boucher.
(28) P. Vrignault, Anthologie de la chanson française, Delagrave
éd., Paris, 1926, p. 186-187.
(suite)
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