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Le trop plein d'un personnage mythique
Qui croirait débuter ce manuscrit par une chanson
typiquement savoyarde dont la fameuse Fanchon la vielleuse serait
l'héroïne sera dérouté : la présente n'y est qu'une bergère sage, dans
une variante de pastorale des pays de langue d'oïl. Tout
au plus est-ce le berger compagnon qui joue de la musette, en invitant
la jeune fille à unir sa voix au son de l'instrument.
La réelle prudence de la campagnarde n'est
pas l'affectée qu'elle montre dans une autre chanson, notamment publiée
par le Chansonnier français (1760-1762), et dont l'incipit, Fanchon,
as-tu peur que je te touche (1), illustre comment l'héroïne fait mine
de craindre que Lucas ne lui chiffonne son cotillon couleur de rose, car
dès que ce dernier est ôté, elle badine sur son pucelage qu'elle a déjà
perdu, puis retrouvé pour ce nouveau galant… Le médisant, autre
titre (2) du même recueil, confirme aussi que la bergère rentre toute
chiffonnée au logis, après une rencontre en cachette, mais avec Colas,
sur une " herbette " de convention littéraire et qui n'a rien à voir avec
l'herbe à vaches des montagnes de Savoie.
Pire, il y a le reproche de La Tulipe
à Fanchon (3) qui accuse cette coureuse de faire la sucrée tout en
le trompant avec une douzaine d'amants. Et le militaire refuse même d'endosser
la paternité d'un bâtard qu'elle a eu d'un conseiller du roi ; il lui
enjoint aussi de lui rendre son briquet et sa pipe.
Est-ce une fille à soldats ? Suzon, Fanchon,
Nanette sont les filles citées dans une chanson nouvelle : Les adieux
d'un soldat à sa maîtresse Suzon (4) (sur l'air de Chère Valenciennes)
que le militaire fréquente vers 1757 dans les guinguettes et les Porcherons,
ancien hameau de Paris qui fut un lieu de plaisirs au XVIIIème siècle.
Même Servettaz note en Savoie dans Les chansons du soldat
(5), L'enlèvement de la Fanchon laquelle fugue avec un beau dragon
pour suivre son régiment, malgré père et mère alarmés.
Fanchon, diminutif de Françoise, apparaît
au moins littérairement en 1680 (6) et même avant dans un Recueil de
chansons pour boire et pour danser, édité en 1660 par R. Ballard (7),
sous le titre de Fanchon a beaucoup d'envie. Et en 1705 Fanchon,
Alison et Margoton sont le sujet d'un air à boire (8). Au cours du XVIIIème
Fanchon va vivre différentes situations ou métiers au travers des paroles
du temps. C'est une galante bouquetière dont on chante le joli corbillon
(9), ou qui exerce seulement la profession d'écosseuse de la Halle, en
1767, dans un vaudeville de Taconet (1730-1774). Mais vers 1740, quand
apparaît la mode du mirliton, coiffure féminine de cheveux courts roulés
en boucles, Fanchon, dans une gravure de l'époque, est figurée en une
chambrière ou bourgeoise à laquelle un courtisan tend le symbole d'une
intimité conjugale souhaitée, un vase de nuit, accompagnant le geste d'un
refrain rimé dans le branle du mirliton :
Si je vous donne un pot de chambre
Mon aimable Fanchon
C'est que j'ai le cœur tendre
Je vous le dit tout de bon
Cé pour le mirliton mirlitaine
Cette Fanchon là est habillée et coiffée
à la mode parisienne, au pied de son immeuble ; elle n'a rien d'une pauvre
campagnarde provinciale, émigrée et anachronique de tenue. Elle se différencie
donc de l'héroïne de Jérosme et Fanchonnette, une pastorale en
vers et en prose que Vadé crée en 1755. L'auteur y utilise en harmonie
un langage populaire, plein de verve comique. L'œuvre a un franc succès,
dont son air de Va, va, Fanchon, noté déjà en 1737 au Théâtre de
la foire (10).
Comme la Fanchon du manuscrit Berssous,
nombre de ses homonymes des chansons du XVIIIème siècle, dans sa première
partie du moins, n'ont pas le métier de chanteuse de rue que l'on attribue
à la plus célèbre des interprètes de ce temps là : Fanchon la vielleuse.
Dans sa liste des références iconographiques sur elle, Florence Gétreau
a intitulé sa collecte Construction d'un personnage mythique, à
partir d'une douzaine d'exemples s'y rapportant, directement ou à travers
des illustrations théâtrales, littéraires ou picturales :
Attribué au Chevalier Antoine de FAVERAY (1706-1791
?), Fanchon la vielleuse et l'abbé L'Attaignant (?), vers 1775.
Huile sur toile marouflée sur bois. 25x21.5. Musée Carnavalet.
La grâce de dieu, la rencontre à Paris. Estampe.
H :310, L : 448, Atp, 57.175.140 C
La grâce de dieu, la folie. Estampe. H : 252,
L : 337. Atp. 57.175.142 C
La grâce, en retour au pays. Estampe. H : 250,
L : 337. Atp. 57.175.143 C
Marie quitte la Savoie. Estampe. H : 308, L
: 448. Atp. 57.175.144 C
Marie reconnaît dans André le Marquis de Sivry.
Estampe. H : 310, L : 448. Atp. 57.175.145.C
Marie devient folle. Estampe. H : 308, L : 448.
Atp. 57.175.146 C
Fanchon la vielleuse. Estampe. H : 208, L :
345. Atp. 57.175.132 C
Mlle Clarisse. Estampe. H : 298, L :225. Atp.
57.175.1733 B
Carle VERNET (1758-1836), Madame Belmont [dans
le rôle de Fanchon]. Estampe. H : 150, L : 108. Atp. 57.175.138 A (même
estampe que 57.175.136 B, H : 275, L : 198)
Le concert enfantin. Estampe. H : 490, L : 388.
Atp. 67.131.12 D
ANONYME, Joueuse de vielle à roue., début du
XIXème siècle. Huile sur toile. 50x30. Montluçon. Musée des Musiques
Populaires.
Louis LERAY PRUDENT, Portrait de Mme Belmont dans
le rôle de Fanchon, Vaudeville, 1809, Peinture. 1853, Rouen, Musée
des Beaux-Arts.
Histoire véritable de Fanchon la vielleuse,
Paris, 1803. Atp. Bibl.
Car les vaudevilles et comédies qu'inspira
ladite Fanchon ont, notamment, pour titre " Fanchon la vielleuse
" par Bouilly et Pain, " La vielleuse du Boulevard " par Chaussier,
" La Fanchonnette ", opéra-comique en 3 actes, représenté dès 1856,
au théâtre lyrique, avec musique de Clapisson, " La fille de Fanchon
" opérette en 4 actes, musique de Varney, paroles de Sevrat, Bumach et
Fortuny. Ces deux œuvres eurent un grand succès, dès 1891 aux Folies dramatiques.
De 1804 à 1811 il y eut une dizaine de pièces sur la même ambulante savoyarde
et, en 1841, La grâce de Dieu, par d'Ennery et Gustave Lemoine.
On pourrait croire, avec autant de références
que la biographie de Fanchon est bien assurée. Il n'en est rien et elle
reste à reprendre. Pour A. Jal (11), Fanchon est née incontestablement
à Paris le 14 mars 1737, dans la paroisse Saint Jacques du Haut-Pas ,
de Laurent Chemin, lui originaire du comté de Nice appartenant au Duc
de Savoie. Fanchon épousa à 18 ans Jean-Baptiste Ménard le 10 février
1755 et mourut à Paris le 25 septembre 1780, rue de l'Arbre sec. C'est
clair. Sauf que la morte, appelée fille Marie-Louise Chemin, est
dite âgée de 45 ans, soit deux de plus qu'avec les précédentes dates,
et ne porte pas le même prénom ni son nom de femme mariée !
Belle assurance contestée aussi par la tradition
qui fait naître la Fanchon à Faverges, ce qu'écrit aussi Dufayard dans
son Histoire de la Savoie. Or la consultation sur Minitel montre
que, s'il n'existe pas de Chemin comme patronyme à Faverges même,
il en demeure encore dans toutes les communes avoisinantes. Et ce nom
prédestiné, voire approprié à un ambulant du chemin, tire l'appellation
du gallo-romain camminus, mais aurait dû rester du type camin
et ducamin s'il était vieux niçois et de langue d'Oc plutôt que
de franco-provençal, où il est approprié ainsi.
Deux biographies anciennes de Fanchon datent
de 1803 (12). Un des auteurs y récuse toutes les fantaisies et erreurs
qu'il dit exister sur elle dans les œuvres théâtrales. Compte tenu de
sa fréquentation de ladite Fanchon, il assure qu'elle est née à Faverges.
Selon ce biographe le père de Fanchon était un Gérard François Thomas
de Faverges, frotteur de Madame d'Arville. On ne sait pas s'il s'agit
là d'un prénom dudit domestique ou de quelque patronyme. Et toujours selon
le même biographe Fanchon épousa un certain Hippolyte Mascarti. Pour l'autre
c'est une fille Morin, de Saint-Jean de Maurienne, qui convola avec le
comte de Saint-Elme !
Trois noms, tant de célibataire que de femme
mariée, ne laissent même pas plus de certitudes sur le prénom ou les marraines
l'ayant donné. Pour un spécialiste en noms de famille Fanchon n'est que
le diminutif, en dialecte de l'ouest, du prénom de Françoise Chemin, alors
qu'en patois savoyard il aurait dû être Fanfouèze. Et selon un
biographe (13), Fanchon, en chantant et faisant marcher sa vielle, avec
un fichu sur sa tête, comme se coiffaient maintes provinciales ou paysannes,
par cet usage et son prénom donna le nom à ce type de fichu, désormais
appelé " une fanchon ". Or
le mot étant repéré en français au début du XIXème siècle, comme coiffe,
la filiation n'est pas, non plus, très prouvée. Envisageons donc que Fanchon
soit seulement le diminutif de Françoise Chemin, voire qu'il y ait eu
plusieurs Savoyardes vielleuses, apparentées ou non, concourant à l'exaltation
du même mythe dans un siècle où l'on s'engoua pour les bergères, alpestres
ou autres, sans s'encombrer de détails réels, puisque des gravures la
prénomment même Marie ! Comme sa fille et sans doute bien d'autres interprètes
de chansons !
Le plus célèbre des " tubes " sur quelque
chanteuse ou vielleuse appelée Fanchon a le refrain bien connu : " Elle
aime à rire, elle aime à boire, elle aime à chanter comme nous ".
Le timbre, d'un vaudeville plus ancien, avait déjà servi à l'abbé L'Atteignant,
ami et contemporain de Voltaire et surtout auteur de chansons parfois
légères. Sa mouture, datée de 1757, fut réécrite et attribuée au général
A.-C. de Lassalle (14), en 1800 à Marengo : selon cet ultime texte Fanchon
est une chanteuse parrainée par un Bourguignon et ayant eu une marraine
bretonne, ce qui correspond au moins au régionalisme de son prénom, donné
selon l'usage en principe par cette dernière. Le personnage du refrain
est masculin chez L'Atteignant et féminin pour Lassalle !
Le tableau, attribué à de Faveray et nous
montrant, au musée Carnavalet, peut-être Fanchon et l'abbé L'Attaignant,
daterait des alentours de 1775. Il n'a donc pas la crédibilité indiscutable
pour lui : l'abbé, retiré, atteint alors les 78 ans et Françoise Chemin
38 ans, âges où l'un et l'autre ne fréquentent plus ensemble les cabarets,
par engouement ou professionnellement.
Voire les tripots ajoutent même des médisants,
à partir de cette relation de Jal, où cette mère de plusieurs enfants
(dont Laurent, Marie-Françoise, Jean-Pierre) Ménard, après maintes admonestations
policières pour indécence et irrespect, à la suite d'une violente querelle
de ménage avec son amant, le sieur Longuet, magistrat, et sur plainte
de ce dernier, est condamnée à la prison, du 28 février au 13 mars 1769.
Cette " Françoise Chemin, femme Ménard, dite Fanchon la vielleuse
" est bien loin de la sage pucelle bergère du manuscrit Berssous ou de
la " délicate et grande dame de MM. Bouilly et Pain " (15)!

En effet c'est par Bouilly, qui tenait la
biographie de Fanchon du seul récit de sa tante, Madame Agiron, que la
version édifiante de la vie de l'artiste de rue est connue (16). Fanchon
y a logé rue de l'Arbre sec : or nous avons vu, à l'église Saint-Germain-l'Auxerrois
, qu'une Marie-Louise Chemin est effectivement décédée en cette rue le
25 septembre 1780. D'après Bouilly la demeure se situait en face d'un
faïencier chez lequel se réunissaient, pour chanter et boire, les animateurs
du Caveau. Le jeune écrivain " appelle toujours Fanchon " la belle
Savoyarde ", persiste à la faire très riche et possesseur d'un hôtel "
(17). Serait-ce à l'origine l'immeuble qui semble appartenir à son homonyme
sur la gravure des années 1740 ? Jal ou C. Duneton (18) posent donc la
question : " Qu'y-a-t'il de commun entre la " fille ", née vers 1735
et nommée Marie-Louise, et la femme Ménard, née en 1737, et nommée Françoise
" en fonction du même prénom de sa marraine Françoise Bernard, c'est-à-dire
de sa grand-mère originaire de " la Comté de Nice " selon le registre
de baptême - mais bretonne si l'on en croit la version postérieure à la
chanson de L'Attaignant qui fut leur contemporain. Sans oublier, pour
cette recherche d'identité, la Fanchon dite originaire de Faverges !
Ou même d'autres chanteuses homonymes qui
apparaissent à travers les chansonniers du XVIIIème siècle. Un Recueil
de chansons galantes (19) en donne une qui décrit - mais déjà aux
alentours de 1730 - donc avant que la légendaire vielleuse soit officiellement
née - une Fanchon dont un admirateur loue l'aptitude vocale. C'est l'une
des deux chansons, donnée avec la musique, en annexe sur Fanchon, ci-après.
 
(1) Réédition Slatkine,
vol. II, air n°14 et 15, p.289, et paroles p. 230 données ci-après en annexe.
(2) Ibid., p.559-560, air n°115
(3) Ibid., p.246-247, air n°65 : Reçois dans ton galetas
(4) Recueil des plus belles chansons et airs de cour, A. Troyes, chez
Garnier, 30 mai 1757.
(5) Commentaire et présentation par D. Laborde et G. Delarue, CARE, Grenoble
1997. Chanson n°44, p. 98.
(6) A. Rey, Dictionnaire Historique de la langue française, Le Robert
éd., Paris 1992, t. 1, p. 777
(7) B.N. : Vm micr. 856.
(8) M° Boivin, Recueil d'airs de contredanse, B.N. : Vm74130(5).
(9) Bibl. Mazarine : Ms 3991. Corbillon, petite corbeille.
(10) P. Coirault, op. cité, p. 140.
(11) A. Jal, érudit (1795-1873) ; Dictionnaire critique de biographie et
d'histoire, 1867. Ses conclusions ont été reprises par F. Miquel ou J.
Mouthon dans la R.S., et C. Duneton dans son Histoire de la chanson française
(Seuil, 1998, t. I, p. 899 et s.).
(12) Consultables notamment au musée des A.T.P. Le second ouvrage a été publié
par Capelle et Girard en 1803.
(13) J. Mouthon dans la R.S.
(14) Selon Dumersan (1780-1849). Le timbre restait celui de Amour laisse
gronder ta mère. Ch Malo, qui fut à partir de 1812 l'éditeur des Etrennes
lyriques et anacréontiques (fondées en 1781) donne comme référence
: Clé du Caveau, n°1073, 1798, par le comte de Lassalle. Références
dans Anthologie de la chanson française, par P. Vrignault, Paris,
Delagrave, 1926, p. 277-279, et Aux sources des chansons populaires
par M. David et A.-M. Delrieu, Belin éd., 1984. Le Chansonnier François,
1760-1762, t.v., p. 176, air n°128, donne l'air et le poème les plus anciens.
(15) C. Duneton, op. cité, à partir de Jal, op. cité.
(16) Mes récapitulations (1837, 3 vol., in 12).
(17) C Duneton, op. cité.
(18) Ibid.
(19) t. II, p. 240 avec timbre dont l'incipit est
: L'autre jour sur un vert gazon. Ce recueil du XVIIIème enchaîne
chronologiquement les chansons notées. En réserve, au département de la
musique, B.N. Richelieu. La même chanson est reproduite au Chansonnier
français, rééd. Slatkine, op. cité, p. 419, air n° 120., ou texte
donné ci-dessus.
(suivante)
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