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MÈRE, MARIEZ-MOI : J'AI 14 ANS BIENTÔT


1

Maman je suis en âge
Pour avoir un mari.
Je veux être en ménage,
Pensez-y aujourd'hui.
Je ne suis plus petite,
J'ai bientôt quatorze ans.
Pensez-y donc bien vite,
Il me faut un amant.

2

Oh la petite morveuse,
Peux-tu parler ainsi.
Il faut chasser rêveuse
L'amour bien loin d'ici.
Je te vois inquiète
Depuis près de huit jours.
Je t'apprendrai coquette
A parler de l'amour.

3

La nuit quand je sommeille
Je ne fais que rêver,
Car l'amour me réveille.
Je suis à soupirer.
Mon teint devient trop pâle.
Je ne fais que languir.
Mon mal est sans égal.
Oh je me sens mourir.

4

Ne meurs point ma pouponne
Je vais te marier.
Mais petite friponne
A ton père il faut parler.
A présent Madeleine
Choisis un amoureux
Qui t'aime et que tu l'aimes.
Et vous serez heureux.

Enfin la tradition populaire affleure

 

Germaine Necker à 14 ans, par Carmontelle. La jeune fille, l'air mutin, droite sur sa chaise, semble s'apprêter à répliquer ou s'affirmer dans un débat avec esprit. A en croire Mme de Genlis, "Mme Necker avait fort mal élevé sa fille en lui laissant passer les trois quarts de ses journées avec la foule des beaux esprits de ce temps ... qui discutaient avec elle sur les passions et sur l'amour. La solitude et quelques bons livres auraient mieux valu pour elle".

Les deux quatrains de chaque strophe de cette chanson aux rimes bien alternées ont semblable découpe de pieds que ceux portés dans la 2ème partie de la partition supportant la Mère et la fille donnée par Tiersot(1), seconde moitié qu'il suffirait de redoubler pour chanter intégralement la version du manuscrit Berssous. Encore que la première partie de la chanson Ma mère je suis en âge(2), donnée aussi par Tiersot, au texte si proche de la présente, avec deci- delà excès seulement d'une syllabe, permet par de faciles contractions de deux même notes et croches contiguës, de passer de l'une à l'autre. En d'autres termes la partition qui supporte le texte de la Chapelle d'Abondance peut-être ramenée à la première moitié de celle de Ma mère je suis en âge et à la seconde de celle de La mère et la fille. Plus simple encore le timbre des huitains de Mon berger volage (Clef du caveau n° 134 ou chanson 29 du présent recueil) qui enchaînent rigoureusement vers de 7 et 6 syllabes. Dito avec la Romance n° 10 d'Annette et Lubin donnée par Charles Simon Favart (op. cité) dont l'incipit est Jeune et novice encore.

Le thème de la fille pubère, pressée de se marier, et que sa mère tutoie (tandis qu'elle est vouvoyée) en tentant d'abord de dissuader l'adolescente, se retrouve dans un grand nombre de chansons soit en français, soit en patois. On les rencontre dans les recueils de Tiersot, Ritz, Servettaz ou Vuarnet, et le premier prototype savoyard, remontant à 1555, est dû au célèbre Nicolas Martin. Mais, quoique le thème soit bien acclimaté en Savoie, Bladé(3) cite les auteurs en donnant des exemples similaires pour le Gers, la Gascogne, le Languedoc, la Haute Bretagne. M. Barbeau fait de même pour le Canada français. Et les Rondes, par Ballard, en 1724, nous en donnent aussi un dans un texte de langue classique. L'entretien d'une fille avec sa mère l'utilise itou dans un recueil de colportage (signé Raviot) imprimé à Dijon.

Comme le présent d'ailleurs, sauf avec son "que tu l'aimes", de l'avant dernier vers, utilisant une tournure populaire qui conviendrait à Johnny Hallyday, tandis que le prénom de Madeleine aurait plu… à Brel ! D'ailleurs cette "petite morveuse" est d'abord rembarrée par sa mère, avec des qualificatifs aussi sévères que vernaculaires dans telle de nos versions patoises(4). C'est incontestablement cette chanson du recueil Berssous qui s'inscrit le plus dans le registre de la vieille tradition populaire régionale.

Manuscrit, chanson 76, strophe 1.Cette précoce nubilité correspond aussi avec une société ancienne et rurale montrant un différence usuelle de comportement selon les filles et les garçons ? Comme l'écrit Servettaz "l'impatient désir d'aimer et d'être aimé constitue le thème d'un certain nombre de chansons d'amour curieuses et plaisantes "où" ce sont les jeunes filles qui, surtout, sont impatientes "d'entrer en mariage". Les garçons seraient plutôt des amoureux "tant pis", très peu pressés"(5).

Il faut remarquer que, malgré le type d'éducation "statutaire" dans la société rurale, c'est-à-dire impliquant le permanent souci de discipline par rapport aux us et coutumes (avec des normes d'âge ou de date de mariage quasi codifiées !) ce qui entraîne ici la personne la plus contrainte, la jeune fille, à réagir fortement, mais poliment, pour se libérer de cette pesanteur, c'est que, selon la présente version, la mère semble exercer une relation basée sur la négociation et la communication, plutôt que sur l'autorité coercitive. Cette dernière pourrait être dévolue au père. Etait-il doté d'une mentalité encore patriarcale ? Si sa consultation semble indispensable, ce pouvait être aussi sur le plan seulement de son autorisation parentale légale.

Deux variantes recueillies par Tiersot :

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(1) J. Tiersot, Chansons populaires dans les Alpes françaises, Grenoble-Moutiers, 1903, p. 305.
(2) Ibid., p. 306.
(3) Bladé, Poésies populaires de la Gascogne, Paris 1883, 3 v.
(4) G. Charrière in ouv. coll., Chansons savoyardes recueillies par E. Vuarnet, Pub. A.C. , Lou Reclan, Maisonneuve et Larose, 1997, p. 454 et s.
(5) Cl. Servettaz, Chants et chansons de Savoie, Leroux et Abry, éd.-imp. Paris et Annecy, 1910, p. 165 et s.

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