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LE VIEILLARD PHILOSOPHE
(1)


1

L'on compte quatre vingt deux ans !
Je crois qu'à cet âge
Il est temps d'abandonner le monde.
Je le quitterai sans regret,
Et gaîment je fais mon paquet ;
Bonsoir la compagnie.

2

Quand du monde je sortirai,
Je ne sais pas là où j'irai.
Mais en Dieu je me fie.
Il ne peut que de me mener bien ;
Ainsi je n'appréhende rien ;
Bonsoir la compagnie.

3

J'ai goûté de tous les plaisirs ;
J'en ai gardé le souvenir ;
A présent je m'ennuie.
Mais à force de venir vieux,
Peut-on se flatter d'être heureux ?
Bonsoir la compagnie.

4

Nul mortel n'est ressuscité
Pour nous dire la vérité
Du bien de l'autre monde.
Une profonde obscurité,
C'est le sort de l'humanité.
Bonsoir la compagnie.

5

Quand l'on prétend tout savoir
Depuis le matin jusqu'au soir,
L'on lit, l'on étudie
Mais par ma foi les plus savants
Sont comme moi des ignorants.
Bonsoir la compagnie.

6

Dieu fait tout sans nous consulter.
Rien ne lui peut résister.
Ma carrière est remplie,
Mais quand l'on n'est plus propre à rien
L'on se retire et l'on fait bien.
Bonsoir la compagnie.

7

Rien ne périt entièrement
Et la mort n'est qu'un changement,
Dit ma philosophie.
Que ce système est consolant,
Je chante en adoptant ce plan
Bonsoir la compagnie.


(1) Dans la Clé du caveau, le titre donné par l'incipit est J'ai bientôt quatre vingts ans, l'air noté ayant le n°251.

Le point d'orgue sur, pour et à la manière de … monsieur de Voltaire

En val d'Aoste, on l'appelle la Chanson de Voltaire.

Bien belle chanson philosophique, dont l'air, sous le titre de "Bonsoir la compagnie" a servi comme vaudeville. Pas dans le Chansonnier françois (1760-1762) mais, quelques décennies après, dans la Clé du Caveau. La collecte de cette chanson dans le recueil Berssous, au plus en 1799, donne la fourchette où le philosophe décrit eut 82 ans, c'est-à-dire entre 1762 et la Révolution.

Or, parmi les grands écrivains du siècle des Lumières, et en fonction de sa longévité, assurément Voltaire serait le bon candidat pour être auteur ou le sujet de ce texte, à condition que le style et le contenu correspondent bien à sa personnalité.

La prière de Voltaire

En effet Voltaire, né le 21 novembre 1694, totalise 82 ans dès ce même jour, en 1776, et même il aura l'esprit et la production vivace jusqu'en mai 1778 où il décédera. Quatre jours avant sa mort il s'est chargé avec ardeur de la lettre A pour le dictionnaire de l'Académie. Il a tant plu à son siècle, dont il est l'expression la plus complète, qu'en mai 1791, la Constituante lui conférera les honneurs du Panthéon(1). Or cette dernière chanson du recueil Berssous termine le manuscrit comme le point d'orgue d'un hommage posthume, résumant l'état d'esprit même tant du philosophe que du collecteur de la chanson, car le choix de l'ensemble des pièces retenues n'aurait pas déplu à l'écrivain. On se plaît à imaginer l'amateur chablaisien, plus d'une décennie avant cette translation, montant sur les montagnes à vaches de sa vallée, d'où l'on domine l'étendue du Léman, et orientant son regard avec un pensée admirative vers Lausanne où, l'hiver, le philosophe réchauffe sa vieille carcasse.

Si par sa croyance déiste affichée la chanson évoque aussitôt la même conviction qui s'exprime dans l'illustration colorée et étoffée de la Prière de Voltaire que possède la B.N., il convient de bien décortiquer la pensée du philosophe pour un comparatisme plus poussé, nous aidant de Guth(2), Lagarde et Michard(3)… et de l'écrivain lui-même !

Pour Voltaire la "limite de nos connaissances, cette somme de nos ignorances, c'est Dieu. Il existe puisqu'il a bien fallu un créateur, un horloger à cet univers"(4). C'est ce que dit la strophe 5 de notre chanson, lorsque son auteur convient qu'après de longues lectures et recherches "les plus savants sont comme moi des ignorants". Car comment ignorer Voltaire, publiant les Eléments de la philosophie de Newton mais qu'une physique tyrannique agace, et qui ironise : "on ne saurait parler physique un quart d'heure et s'entendre" . Même scepticisme pour l'Histoire Naturelle de Buffon et la paléontologie quand ce savant, partant des coquillages et des poissons trouvés dans les Alpes, veut qu'ils prouvent que la mer occupait ces cimes aux premiers temps : notre brillant humoriste lui, s'en amuse d'une turlupinade : "les coquillages sont tombés des chapeaux des pèlerins rentrant de Terre sainte, les arêtes des poissons représentent les restes de leurs déjeuners"(6). D'où cette conclusion d'homme perplexe : "je me suis aperçu à la longue que tout ce qu'on dit et ce qu'on fait ne vaut pas la peine qu'on sorte de chez soi". Car, comme dit notre chanson :

"Dieu fait tout sans nous consulter
Rien ne lui peut résister
".

Donc ne demandons pas à Dieu d'appréhender sa nature et ses qualités. Cet être inconnaissable est créateur d'un monde immuable. Pirouette qui permet d'intégrer quand même la loi de Lavoisier qui, dès 1774, a connaissance de la conservation des masses dans les transformations, et que les deux premiers vers de la strophe finale interprètent librement, peut-être.

La religion de Voltaire se limite à une morale, à la pratique des vertus sociales. Son dieu est sensible à l'esprit, non au cœur. Ayant suffisamment contribué au progrès d'une organisation logique et cohérente de la société, et lui-même étant créature de Dieu, le philosophe, dans la Prière susdite, est certain qu'Il ne le tourmentera pas dans l'autre monde. Même credo dans la chanson :

"Il ne peut que me mener bien
Ainsi je n'appréhende rien
Bonsoir la compagnie
".

Mais la forme du texte est-elle aussi voltairienne ? Ecoutons P. Guth : "incomparable bienfait de la vieillesse, Voltaire qui prêche la liberté pour tous ne conquiert la sienne qu'à la fin. Jusque là, plus que l'esclave des rois il était celui de Boileau. Le philosophe audacieux n'osait pas s'aventurer hors des "grands genres" seuls artisans de sa gloire. Maintenant qu'il ne sort plus de son fauteuil, Voltaire se possède et fait ce qu'il veut. Sûr de son prestige acquis par ses "grandes œuvres" qu'on ne lit plus, il s'assied dessus et s'amuse". "Je me suis mis à être un peu gai parce qu'on m'a dit que cela est bon pour la santé" écrit-il. Et l'un de ses présentateurs ajoute : "Le vrai Voltaire est dans la poésie légère, dans les épigrammes - on s'en doute à l'avance - dans la satire - qui s'en étonnera ? - mais aussi dans la poésie sentimentale …La gaieté et la désinvolture de Voltaire ont trouvé dans l'octosyllabe (le mètre burlesque du 17ème siècle) et le décasyllabe boiteux et sautillant leurs meilleurs outils"(7).

Alors cette chanson en strophes d'octosyllabes faut-il l'ajouter aux autres connues(8) du philosophe s'amusant, et même en vogue par celle que lui attribue le Chansonnier français, en 1762 ?(9) Toute de polissonnerie. Sinon qui envisager ?

Car quel autre octogénaire aussi pétulant que celui évoqué ici, lequel, en 1778, se sentant perdu, a cet humour d'autodérision :

Affublé d'un bonnet qui couvre de ses bords
Le peu que les destins m'ont donné de visage
Sur un grabat étroit, et mis au rang des morts,
Que fais-je à votre avis ? J'enrage.

De cet âge, il y en a un, plus jeune que Voltaire d'à peine trois ans : le parisien Charles de L'Atteignant (1697-1779), abbé et chanoine de Reims quoique entré, sans vocation aucune, dans les ordres, car surtout poète et littérateur mondain. Il fréquente assidûment les salons, les cabarets, les tripots à la mode. Et bon vivant il se retire en 1769 chez les Pères de la Doctrine Chrétienne, qui l'avaient éduqué. Il a laissé quatre tomes de pièces légères, d'épigrammes et d'épîtres d'un style aisé. On lui doit, dans une foule de chansons, non seulement la populaire J'ai du bon tabac dans ma tabatière (où il vante l'esprit de Voltaire), mais aussi une variante de Elle aime à vivre, elle aime à boire, donné dans ses Poésies, en 1757(10).

Il est aussi l'auteur de la strophe suivante :

Non, la fidélité
N'a jamais été
Qu'une imbécillité
J'ai quitté
Par légèreté
Plus d'une beauté.
Vive la nouveauté !
(11)

Or le Nouveau recueil de chansons choisies, paru à Genève de 1782 à 1785, en quatre tomes, titre l'une, avec sa partition, par Adieux de l'abbé L'Atteignant, quand octogénaire, l'abbé est déjà chez les Pères. Et les trois strophes donnent, dans l'esprit plutôt que le détail, trois couplets du manuscrit Berssous, selon l'ordre 1, 3, 2, car non seulement il y manque les quatre autres du recueil chablaisien mais, dans les trois strophes communes, les vers, en libellé et en rimes, diffèrent. Etrange : dans la version Berssous, l'octogénaire est maintenant âgé de… 82 ans !

Voltaire et L'Atteignant sont quasi-contemporains et dépassèrent 80 ans. Lorsque L'Atteignant atteint cet âge, en 1777, Voltaire compte les 82 jusqu'au 21 novembre de la même année.

Insistons sur cette remarque pour tenter de répondre à la question presque incongrue : pourquoi, et qui en est l'auteur ou/et le personnage décrit dans la chanson ? Chacun des deux écrivains pourrait y être concerné puisqu'ils atteignirent aussi cet âge, à deux ans d'écart, Voltaire décédant en 1778 à 83 ans et le poète juste après, à 82 ans. A cet âge, peut-être l'auteur du recueil Berssous lui-même, s'il l'a atteint, a-t-il voulu personnaliser un texte qu'il appréciait, ou, s'il connaissait la biographie de L'Atteignant, tenté d'actualiser le vers en correspondance avec l'âge du décès de l'auteur ? Une telle hypothèse s'affaiblit cependant au constat qu'il y a trop de modifications d'un texte à l'autre, outre des strophes supplémentaires, toutes données nécessitant une plume et un talent qui ne devaient pas être ceux du collecteur chablaisien, pour à ce point savoir modifier, recomposer et compléter la version publiée à Genève en 1782-1785.

Reste la piste des convictions idéologiques. Le vieillard évoqué dans la version Berssous s'affirme, au gré des strophes, autant déiste que fondamentalement catholique, ce que devait être un abbé retourné dans le giron de l'Eglise, encore qu'il restait très ouvert aux idées et aux mentalités du siècle des Lumières, avec une religiosité plus spirituelle que traditionaliste.

Les trois strophes de la version genevoise, raccourcie et sans prosélytisme, se contentent d'affirmer la croyance en un dieu bienveillant auquel le poète se fie et confie. Mais le texte du manuscrit Berssous, reprenant dans sa strophe 6, deux avant-derniers vers de la 2 dans les Adieux de L'Atteignant, marque, dans les couplets ajoutés et issus du texte intégral, plus d'inquiétude, de scepticisme sur la destinée de l'homme après la mort : le "je ne sais pas trop où j'irai" (Paradis, Enfer, Purgatoire ?) déjà perplexe de l'abbé se développe et s'envenime par ce constat où "Une profonde obscurité… est le sort de l'humanité", même si "rien ne périt entièrement et la mort n'est qu'un changement" : "nul mortel n'est ressuscité pour nous dire la vérité !" Propos agnostique ! Car "Le purgatoire et le néant" sont les deux seules suites à la mort que Voltaire envisage aussi avec une définition amère sur la destinée humaine, dans son poème des Adieux à la vie paru en 1778.

Même s'il pouvait être émis par Voltaire, plutôt que par L'Atteignant, on voit mal le philosophe trafiquant et reprenant en le complétant le texte d'un poète ami, avec lequel il lui arrive, en 1778, et par lui incité, de partager le même confesseur, l'accommodant abbé Gautier. L'épigramme de Jean-Charles de Relongue de la Louptière se gausse ainsi des deux vieillards quasi jumelés :

Voltaire et L'Atteignant, couple d'humeur gentille,
Au même confesseur on fait le même aveu.
En pareil cas, il importe fort peu,
Que ce soit à Gautier, que ce soit à Garguille.
Monsieur Gautier, pourtant me paraît bien trouvé,
L'honneur de deux cures semblables,
A bon droit était réservé
Au chapelain des Incurables(12).

La correspondance de Voltaire montre qu'il apprécie L'Atteignant, ses chansons et cherche même à lui éviter des ennuis en 1761, dans une publication qu'il pilote et où l'une figure mal à propos. Le 16 mai 1778, 14 jours avant son décès, Voltaire a la force de rédiger cet épigramme pour son ami :

L'Atteignant chanta les belles ;
Il trouva peu de cruelles,
Car il sut plaire comme elles :
Aujourd'hui, plus généreux
Il fait des chansons nouvelles
Pour un vieillard malheureux

Je supporte avec constance
Ma longue et triste souffrance
Sans l'erreur de l'espérance ;
Mais vos vers m'ont consolé ;
C'est la seule jouissance
De mon esprit accablé.

Et le philosophe, revenant à la prose ajoute : "Je ne puis aller plus loin, monsieur : M. Tronchin, témoin du triste état où je suis, trouverait trop étrange que je répondisse en mauvais vers à vos charmants couplets. L'esprit d'ailleurs se ressent trop des tourments du corps, mais le cœur du vieux Voltaire est plein de vos bontés"(13).

Or de ces "chansons nouvelles", dont un spécialiste voltairien écrit qu'elles n'apparaissent pas avoir été publiées(14), celle qui nous intéresse n'en serait-elle pas comme le fleuron : rédigée par L'Atteignant en 1777 dans une première mouture publiée et qui le concerne, le poète l'a-t-il reformulée, allongée, et rendue plus philosophique en hommage à son alter ego d'une même sagesse et fructueuse longévité ?

Hypothèse certes. Mais quelques mois après, Voltaire l'en remercie de cette courte et susdite pièce en vers, au pire épigramme, et au mieux chanson sur le même timbre en réponse spirituelle du berger à la bergère. On ne peut croire au hasard en constatant les emboîtements et superpositions de faits réels, airs et strophes de chansons.

 

Extraits du nouveau recueil de chansons choisies, Genève 1782-1785, 4 v. : il n'y a alors que trois strophes dans la chanson.

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Les adieux au monde, de l'Atteignant

Les Echanges poétiques entre Piis et L'Atteignant

Avec pertinence un esprit cartésien et prudent protestera que de Voltaire des couplets classiques bien versifiés peuvent être portés par tout timbre de vaudeville rythmé sur leur métrique. Celui des Billets doux, qui servit à L'Atteignant, est de ce type. Rien ne prouve formellement que les strophes rédigées par ledit poète au sujet de Voltaire soient celles dont nous traitons. D'ailleurs sur le même air, Antoine de Piis, un auteur de chansons de parodie que l'abbé avait amicalement orienté vers le métier d'écrivain, répond en 1777, à l'adieu du vieillard philosophe, qu'il considère n'être que L'Atteignant (âgé de 80 ans l'année en cours, ce qui corrobore la chanson), par huit strophes de compliments, toujours sur le même timbre. Et avec le conseil, avant de quitter ce monde de bonne compagnie, d'attendre "que Voltaire ait fermé les yeux". Or Voltaire décédera le 30 mai 1778 et l'abbé de L'Atteignant peu après, le 10 janvier 1779.

Sur l'air de "Bonsoir la Compagnie"

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Bien évidemment L'Atteignant n'a pu que répondre, courtoisement, toujours sur le timbre des Billets doux, par cinq strophes disant tout le bien qu'il pensait d'Antoine de Piis. Mais la réflexion du jeune chansonnier a du ou pu, par l'allusion faite sur Voltaire, presque conscrit de l'abbé, inciter ce dernier à mettre le philosophe en sa place, à travers le personnage de sa chanson, tant des deux octogénaires la mentalité était proche. Qui sait même, en dépit du sentiment d'Antoine de Piis, si l'abbé, délibérément, ne s'était pas amusé, dès la conception même de la chanson, d'un quiproquo tout à fait justifié et qui ne manquerait pas de se produire. La preuve !

La version Berssous, en portant l'âge du vieillard philosophe à 82 concourt à le rendre encore plus voltairien, mais sans exclure l'abbé, décédé à cet âge, comme seul personnage mis en exergue, puisqu'il est assurément, l'auteur du texte entier de la chanson. La relative perplexité ne provient que de l'existence attestée d'une chanson que L'Atteignant consacra à Voltaire, quand ils étaient l'un et l'autre si près d'achever leur vie, et que l'on n'a pas retrouvée. D'où la question : serait-ce celle-ci ?

Retour à la case départ, au val d'Aoste, où l'on a encore collecté en 1980-1981(15) plusieurs versions de la chanson, on la titre parfois "La chanson de Voltaire", en rendant pour une sagesse encore plus canonique le vieillard peu ou prou nonagénaire. Mais pourquoi une telle folklorisation dans cette seule petite aire des Alpes ? On peut tout au plus suggérer que c'est par la Vallée d'Abondance, le Pas de Morgins et quelque troupier du bataillon de Courten y ayant traîné ses guêtres que, peut-être, l'implantation s'est faite.

Chanson du Val d'Aoste.

La solution à nos interrogations se trouve-t-elle finalement dans la mort de Voltaire, promettant dans la chanson, s'il en est l'auteur, de "faire gaiement son paquet" ? L'ancien pasteur J. Geberel, dans "Voltaire et les Genevois" fait état d'une note sans complaisance du médecin même du philosophe, Tronchin, qui écrivit à son frère :

"Voltaire est très-malade. S'il meurt gaiement, comme il l'a promis, j'en serai bien trompé; il ne se gênera pas pour ses intimes, il se laissera aller à son humeur, à sa poltronnerie, à la peur qu'il aura de quitter le certain pour l'incertain. Le ciel de la vie à venir n'est pas aussi clair que celui des îles d'Hyères ou de Montauban pour un octogénaire né poltron et tant soit peu brouillé avec l'existence éternelle. Je le crois fort affligé de sa fin prochaine; je parie qu'il n'en plaisante point. La fin sera pour Voltaire un fichu moment; s'il conserve sa tête jusqu'au bout, ce sera un plat mourant.."

D'Alembert subit la même impression, et sachant que Tronchin vient de dire à Voltaire la vérité sur son danger, il lui écrit: "Mon cher et illustre confrère, vous avez fait ce que la prudence et l'humanité exigent; maintenant tranquillisez-le, si possible, sur sa position: je passai hier quelque temps avec lui; il me parut fort effrayé non-seulement de son état, mais des suites désagréables pour lui qu'il pourrait entraîner (16)."

Enfin, peu de jours après la mort de Voltaire, voici ce que Tronchin écrit à Charles Bonnet (manuscrits de la Bibl. publ. de Genève): "Si mes principes avaient besoin que j'en resserrasse le noeud, l'homme que j'ai vu dépérir, agoniser et mourir sous mes yeux, en aurait fait un noeud gordien; et en comparant la mort de l'homme de bien, qui n'est que le soir d'un beau jour, à celle de Voltaire, j'ai vu bien sensiblement la différence qu'il y a entre un beau jour et une tempête. Ces derniers temps, exaspéré par des contrariétés littéraires, il a pris tant de drogues et fait tant de folies qu'il s'est jeté dans l'état de désespoir et de démence le plus affreux. Je ne me le rappelle pas sans horreur. Dès qu'il vit que tout ce qu'il avait tenté pour augmenter ses forces avait produit un effet contraire, la mort fut toujours devant ses yeux; dès ce moment la rage s'est emparée de son âme. Rappelez-vous les fureurs d'Oreste; ainsi est mort Voltaire: furiis agitatus obiit."

Ces témoignages tendent à prouver que le philosophe n'a hélas pu tenir la conduite qu'il souhaitait, comme nous le soulignons dans la susdite lettre. Mais ayons pour lui la miséricorde qui manquait à son médecin…

(1) Voltaire fut transféré au Panthéon le 10 juillet 1791.
(2) P. Guth, Histoire de la littérature française, t. 2, Le siècle des Lumières, Le club français du livre, A. Fayard, 1967, p. 125-140.
(3) A. Lagarde et L. Michard, La littérature française, 2/ Des classiques aux philosophes, par H. Lemaitre, T. Van der Elst, R. Pagosse, Bordas-Laffont ed., 1971, p. 341-375.
(4) Ibid., p. 367.
(5) P. Guth, op. cité, p. 129.
(6) Ibid. p. 136.
(7) A. Lagarde et Michard, op. cité, p. 372-373.
(8) Chansons des archives du Musée Voltaire à Genève.
(9) Op. cité, livre V, n°87, "Adieux grivois", incipit "Malgré la bataille". Voir la chanson 20 du présent volume.
(10) M. David et A.-M. Delrieu, Aux sources des chansons populaires, op. cité, p. 14 et s., Belin éd., 1984.
(11) Ibid. Bibli. sur L'Atteignant dans Bibliographie de la littérature française du dix-huitième siècle, t. II, p. 1043, éd. du CNRS, 1969.
(12) Voltaire's correspondance, éd. T. Besterman et Institut et Musée Voltaire, Genève, 1964, lettre 19954, p. 154, Commentary.
(13) Ibid, lettre 20031, p. 232
(14) Ibid, Commentary. Toutes ces dernières références nous ont été communiquées obligeamment par le directeur de l'Institut Voltaire à Genève, Ch. Wirz.
(15) E. Lagnier, Enquête sur le chant populaire en vallée d'Aoste, Musemuci éd., 1984. Et aussi dans le chansonnier d'Elise Carnavaz, 1er Vol., Aoste, fin XIXème siècle, ou dans le fond Brocherel AHR, Vol. IX, liasse d, I.
(16) note de Geberel : L'original de cette lettre est dans les manuscrits de M. le colonel Tronchin, à Genève.

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