|
"On a beaucoup reproché
aux Français en général
et à Lowendahl en particulier ce qui suivit"
Bergen-op-zoom ou Berg-op-Zoom, ville forte ancienne des
Pays-Bas, au fond de l'Ooster Schelde (Escault-Oriental), fut depuis sa
conquête par les Normands en 880 l'objet de plusieurs victoires ou défaites
mémorables, dont, quand Berssous ou autre s'attribue le manuscrit, l'investissement
facile par les Français du général Pichegru, commandant en chef de l'armée
du Nord et des Ardennes. Les troupes républicaines entrèrent à Ypres et
Anvers et conquirent les Pays-Bas, dont la flotte fut prise par les glaces,
et alors par la cavalerie de Pichegru, au Texel, en janvier 1795, lors
d'un hiver rude, exceptionnel. Mais rien n'assure que le " jour de l'an
" dont parle la chanson en son premier vers concerne cette année là.
Et les paroles évoquent anonymement le général vainqueur
sans citer Pichegru.
Or Berg-op-zoom avait été déjà prise d'assaut le 16 septembre
1747 après 62 jours de tranchée ouverte par le général de Louis XV, le
comte de Lowendahl, dont ce fut le plus brillant succès. Et Berg-op-zoom
avait auparavant bravé le génie de Spinola. La ville était surnommée la
Pucelle, parce que c'était, avec un bastion ainsi nommé, une place
invincible, inviolée, imprenable par ses fortifications, par les marais
environnants qui empêchaient de l'investir en entier et du fait qu'elle
avait une communication qu'on ne pouvait couper avec l'extérieur.
Jean-Joseph Vadé (1720-1757) créa pour cette victoire une
très populaire chanson dont on réemprunta l'air mais que, selon G. Delarue(1),
on trouve déjà conçue mélodiquement auparavant, pour des pièces théâtrales
jouées en 1731 sous des incipits du type Sont les garçons du Port au
Bled, etc.. Qualifiée linguistiquement de "poissarde" par G. Delarue,
moralement de "grivoise" par le Chansonnier françois qui la donne
intégralement en 1760-1762, bref, bien dans les genres de l'époque, cette
chanson ne peut être mieux appréciée que si l'on connaît de la fortification
citadine la Pucelle, à savoir le bastion difficile de Berg-op-zoom,
les jeux de mots devenant moins lourds et plus spirituels en dépit de
leur gaillardise inévitable, selon une métaphore qu'un Hugo utilisera
encore ultérieurement.

Rappelons les données de cet épisode militaire détaillé
par Voltaire dans son Histoire de la guerre de 1741(2) : "De tous les
sièges qu'on a jamais faits celui-ci peut-être a été le plus difficile…
Les alliés et les Français, les assiégés et les assiégeants même crurent
que l'entreprise échouerait, Monsieur de Lovendal fut presque le seul
qui comptât sur le succès… Les maladies qui infectèrent les assiégeants
campés dans un terrain malsain secondaient encore les espérances de la
ville. Ces maladies contagieuses mirent plus de vingt mille hommes hors
d'état de servir, mais ils furent aisément remplacés. Enfin, après trois
semaines de tranchée ouverte, le comte de Lovendal fit voir qu'il y a
des occasions où il faut s'élever au dessus des règles de l'art. Il y
avait trois ouvrages faiblement endommagés, le ravelin d'Edem et deux
bastions, dont l'un s'appelait la Pucelle, et l'autre Cohorn. Le général
résolut de donner l'assaut à la fois à ces trois endroits, et d'emporter
la ville. Les Français en campagne rangée trouvent des égaux et quelquefois
des maîtres dans les disciplines militaires. Il n'en ont point dans ces
coups de main et dans ces entreprises rapides où l'impétuosité, l'agileté,
l'ardeur renversent en un moment les obstacles. Les troupes commandées
en silence, tout étant prêt, au milieu de la nuit, les assiégés se croyant
en sûreté, on descend dans le fossé, on court aux trois brèches (17 septembre
1747). Douze grenadiers seulement se rendent maîtres du fort d'Edem, tuent
ce qui veut se défendre, font mettre bas les armes au reste épouvanté.
Les bastions La Pucelle et Cohorn sont assaillis et emportés avec la même
vivacité. Les troupes montent en foule. On emporte tout. On pousse aux
remparts, on s'y forme, on entre dans la ville la baïonnette au bout du
fusil… Tout fuit : les armes, les provisions, le bagage, tout est abandonné.
La ville est en pillage au soldat vainqueur"… et enivré.
C'est l'usage sans doute au XVIIIème siècle. Mais l'ampleur,
ici, fait sensation, tant les soldats de la France ont montré la même
ardeur qu'au combat. Barbier qui s'en indigne écrit : "Ils ont passé
au fil de l'épée plus de trois mille hommes et fait quinze cent prisonniers.
Ils ont massacré violé et pillé la ville… Le pillage a été si considérable
qu'on dit qu'un régiment a eu pour sa part cinquante mille écus ; plusieurs
grenadiers ont eux seuls quatorze ou quinze mille livres, et l'on dit
que tous les effets pillés ont été vendus à grand marché, tant vaisselle
d'argent, bijoux, qu'équipages et toutes sortes d'effets…". D'ailleurs
les chefs ne font guère mieux selon Dargenson qui écrit en 1748 : "des
gens qui viennent de Flandres m'ont conté une partie des friponneries
exercées par le comte de Saxe et le maréchal de Lovendal dans cette conquête.
Cartouche n'en aurait pas fait davantage".
On comprend que les capucins aient eu besoin d'intervenir
pour préserver leur couvent. Une gravure de l'époque montrant la Prise
et pillage de Berg-op-Zoom figure, au pied d'un porche d'église (aussi
livré aux exactions de la soldatesque tirant sur tout ce qui bouge, violentant
les habitantes, et mettant la ville à feu et à sang), et en premier plan,
deux capucins (à la couronne de cheveux, aux longues barbes et capuches
typiques) qui se dirigent pour plaider vers les officiers commandant cette
troupe sans états d'âme. La dernière strophe de la chanson traitant les
soldats de diables capables de prendre l'enfer malgré Lucifer, suggère
qu'ils n'ont rien de soldats de Dieu et d'une France très catholique,
au roi alors qualifié de "débonnaire" en d'autres textes ! Les capucins
sont là en terre protestante, avec leur mission caractéristique de lutte
contre la religion réformée, comme l'auteur des présentes strophes partageant
sans doute leur confession, en présence d'une même force démoniaque à
laquelle leurs coreligionnaires, envahisseurs, peuvent se laisser aller,
y compris contre eux, au vu d'une telle brutalité sans limite.
Louis XV avait prit tôt sa décision d'envahir les Pays-Bas
car dès le 10 janvier 1747 il avait renvoyé le marquis d'Argenson qui
tenait à ménager les Hollandais. Que ses troupes aient été mises en alerte
dès le premier de l'an n'est donc pas invraisemblable. La Flandre hollandaise
commençant un peu en dessous de Gand, on comprend que les filles de cette
ville eussent leurs amants tués à Berg-op-Zoom pour la défense de leur
pays envahi en avril 1747. Mais en mars le gros des troupes françaises
était déjà déployé de Gand à Termonde.
La chanson du manuscrit Berssous, prenant en compte les
malheurs des civils et militaires de la partie adverse du conquérant français,
se distingue des autres textes ayant porté sur cette victoire, au style
plus emphatique, d'esprit cocardier, voir caressant dans le sens du poil
la direction politico-militaire de cette opération dont Voltaire commente
l'effet international : "La surprise fut grande à Londres, la consternation
extrême dans les Provinces-Unies, et le découragement dans l'armée des
alliés".
Le texte de la chanson de Vadé loue Louis XV d'avoir fait
immédiatement Lowendhal maréchal de France. Le compliment n'est pas que
flagornerie car une note corrélative du Chansonnier historique du XVIIIème
siècle (op. cité) précise : "le roi, au moment où il apprit la prise
de Berg-op-Zoom, remarqua comme humiliant pour la France que ses deux
plus grands capitaines fussent étrangers, qu'elle n'en produisit plus
tels qu'autrefois. C'est qu'aujourd'hui, répondit le prince de Conti présent,
nos femmes ont affaire à leur laquais. Mme de Lowendhal étant venue
chez le monarque, il la reçut comme la femme d'un héros et lui dit : Madame,
tout le monde gagnera par cette conquête. Je donne à votre mari le bâton
de maréchal et j'estime délivrer mes sujets du fléau de la guerre"
(Vie privée de Louis XV).
"La prise de Berg-op-Zoom" est une autre chanson
du recueil Clairambault-Maurepas dont l'emphase littéraire et la pompe
classique jusqu'à la caricature involontaire mérite d'être citée. Sur
cette conquête d'une citée fortifiée, et "pucelle" allégorisée par un
bastion homonyme ou/et par une déesse tutélaire (selon une vieille image
antique remontant à la vierge Athéna, éponyme de son acropole), il existe,
entre autres(3), la chanson de l'abbé Latteignant utilisant la même métaphore
de la pucelle inviolée qu'était Berg-op-Zoom. Une conquête d'un héros,
Lowendhal, dont l'épouse légitime n'avait pas à être jalouse et se formaliser
! Mais comme le malicieux poète pouvait être au courant des viols nombreux
effectués par les militaires français sur des femmes bien réelles de la
ville hollandaise, le piquant ou l'exorcisme du libellé n'est pas exclu,
le victorieux maréchal n'étant pas, on l'a vu, un modèle de retenue.
Latteignant avait choisi pour son texte le timbre d'un vaudeville
: De tous les capucins du monde. L'air pourrait porter aussi les
paroles de la chanson du manuscrit Berssous, tant il est en osmose avec
l'anecdote sur les capucins que nous confirme une gravure de l'époque.
Mais timbre et texte de la chanson franco-suisse sur La prise de Besançon
(par Condé en 1674) coïncident encore mieux pour les deuxième et cinquième
strophes avec la pièce du recueil chablaisien, notamment parce que dans
chaque couplet le troisième et le cinquième vers répètent la même phrase
mélodique(4).
(1) G. Delarue, La longue errance d'un
chanteur ambulant au XIXème siècle, MAR, n° 1-4 / 1982, p. 368.
(2) Ed. Garnier, présentation J. de Maurens, Paris 1971, ch. XXIV, p.
265 et s.
(3) Dans le Recueil de chansons paru à Leyde en 1858 (à partir
du Clérambault), XXXI, t. VI, p. 124, existe une autre chanson où Berg-op-zoom,
la ville assiégée parle ainsi :
Sur mes gardes de tous côtés
Et fière de mon pucelage…
paroles portées par l'air de "Que je regrette mon amant".
Dans le recueil Clérambault existent d'autres chansons sur ce fait d'armes.
(4) F. Ghisi, Vieilles chansons des vallées vaudoises du Piémont,
pub. de l'Inst. fr. de Florence, 3ème série, textes musicaux n°3, Paris,
M. Didier éd., 1963, p. 23.
|
|
|
Chansonnier françois, n°71, texte et air :
CHANSON GRIVOISE
Sur la prise de Berg-op-zoom
(n°. 71)
S'TI là qu'a pincé Berg-op-zoom, bis.
Eft un vrai moule à Te Deum: bis.
Vantez qu'eft un fier vivant, pifque
Pour vaincre il fe fichoit du rifque.
SPINOLA* près de LOWENDAL**, bis.
Eft un facré Héros de bal : bis.
L'un molit devant la Pucelle,
Et l'autre fait fon lit cheuz elle.
SPENDANT pourtant le Gouverneur, bis.
Qui d'Berg-op-zoom étoit l'fout'neur ; bis.
Voulut faire l'fendant, mais zefte,
Lowendal lui ficha fon refte.
TIEN farpeguié tien que fon nom, bis.
Fait autant d'effet que l'canon : bis.
C'eft qu'dans c'te Famille l'courage
Eft l'plus fort de leux héritage.
|
(* général de l'armée d'Italie
** général de l'Armée de France)
LE ROI qu'a vraiment l'cœur Royal, bis.
Tout d'fuite vous l'fait Maréchal : bis.
Dam' vis-à-vis un Roi qui penfe,
Et l'mérite a d'la recompenfe.
LOUIS, en gloire eft connoiffeur, bis.
Car c'te Déeffe là eft fa foeur : bis.
On doit les nommer dans l'hiftoire,
Les deux jumeaux de la Victoire.
J'NAI rien, mais c'eft affez pour moi, bis.
Qu'un feul regard de notre Roi : bis.
Quand l'foleil donne fur une plante,
Ses rayons la rendent vivante.
DANS c'te chanfon n'y a guere d'efprit bis
Mais le cœur fçait bien ce qu'il dit : bis.
Et puis fouvent tel qui nous gouaille
En bieau s'til' ne fait rien qui vaille.
|
|
|
QUEL est donc ce héros formidable
Dont la victoire suit les pas ?
Armé d'un foudre redoutable,
Il porte partout le trépas ;
Plus fier que le dieu des batailles
IL va renverser ces murailles,
Ecueil de tant d'autres guerriers ;
C'est dans les actions périlleuses
Qu'on voit les âmes généreuses
Se plaire à cueillir les lauriers.
Attaque cette forte place
Qui veut résister à ton Roi ;
Inspire ta guerrière audace
A ceux qui combattent sous toi ;
Parmi les horreurs du carnage,
Auront-ils assez de courage
Pour braver les horreurs du sort ?
Ne crains rien, tu leur sers de guide :
Pour un général intrépide
Le soldat méprise la mort.
De Neptune l'humide empire
Vomit des flots de combattants ;
Ta valeur va bientôt réduire
Ces soldats toujours renaissants.
Telle fut cette hydre fatale
Que l'amant de la belle Omphale
Fit enfin périr sous ses coups ;
Hercule envierait ta victoire,
Si d'un mortel couvert de gloire
Un dieu pouvait être jaloux.
En vain la Grèce conjurée
Inonde les champs Phrygiens ;
Jamais sans le fils de Pélée,
On n'eut pu vaincre les troyens.
Dans ces murs qu'on réduit en poudre
|
Le Batave affronte la foudre,
Sans crainte d'un revers fatal ;
Mais aux héros tout est facile ;
Pour Troie il fallait un Achille,
Pour Berg-op-zoom un Lowendahl.
Du suprême honneur militaire
Bientôt tu seras revêtu ;
On doit cet illustre salaire
A ton héroïque vertu ;
De Louis la main bienfaisante
Va sur ta valeur triomphante
Prodiguer ses dons précieux.
Les bienfaits sont les seules marques
Par où le plus grand des monarques
Peut se rendre semblable aux dieux.
Si le ciel ne t'a pas fait naître
Sous nos délicieux climats,
Les vertus d'un auguste maître
Te fixeront dans ses Etats.
Nourri dans le sein de la France,
Tu sais accorder la vaillance
Avec l'urbanité des mœurs ;
Le lieu qui nous donne la vie
N'est pas toujours notre patrie ;
C'est celui qui forme nos cœurs.
Fiers Romains, destructeurs du monde,
Ne nous vantez plus vos Césars ;
La France, en miracles féconde,
Vient d'effacer leurs étendards ;
Louis, on voit sous tes hospices
Les Lowendahl et les Maurices
Se signaler par leurs exploits ;
N'attends rien d'eux que de sublime ;
C'est ta valeur qui les anime :
On doit les héros aux grands rois.
|