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CELEBRONS L'EXEMPLE OLYMPIEN DE L'AMOUR ET DU VIN


VERSION BERSSOUS

1

Prenons le verre en main
Et que soudain l'on verse du vin.
Amie quel tendre amour.
Dans ce séjour que l'on fasse la cour.
Buvons tous d'une santé chère
Et qu'Iris règne dans ce beau jour.
Célébrons tour à tour
Ma bergère, et Bacchus, et l'Amour.

2

Sous ces ombrages frais
Que vos attraits me lancent des traits
Iris quel bien flatteur.
De votre cœur en est le vainqueur ?
J'aspire au bonheur de vous plaire.
Voilà quel doit être mon destin.
Célébrons tour à tour
Ma bergère, et Bacchus, et l'Amour.

3

Jupin(1), qu'amour décuplait,
Quand il aimait, tous les jours il buvait.
Junon qui le grondait
En vain tout baptisait. Il riait,
Le nectar qu'il coulait en plein verre.
Et très souvent ce dieu s'enivrait.
Célébrons tour à tour
Ma bergère, et Bacchus et l'Amour.

4

Quand on est amoureux
Le sort de dieu n'est pas plus heureux.
Entre l'amour et le vin.
Notre destin devient tout divin.
Tant que je serai sur la terre
Voilà quel doit être mon destin,
De chanter nuit et jour
Ma bergère, et Bacchus et l'amour.


(1) Forme familière du nom de Jupiter dans l'ancien français, fréquente dans les fables de La Fontaine.

 

VERSION MANUSCRIT B.N.

1

Prenons le verre en main
Et que soudain on verse du vin
Ami qu'au tendre amour
Dans ce séjour on fasse la cour
Buvons tous une santé chère
Et qu'Iris règne dans ce beau jour
Célébrons tour à tour
Nos bergères, Bacchus et l'amour.

-

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2

Jupin, qu'amour domptait
Quand il aimait tous les jours buvait
Junon qui le grondait
En vain pestait tout bas. Il riait,
Le nectar coulait à pleins verres.
Et très souvent ce dieu s'enivrait.
Célébrons tour à tour
Nos bergères, Bacchus et l'amour.

3

Quand on est amoureux
Le sort des dieux n'est pas plus heureux.
Par l'amour et le vin
Notre destin devient tout divin.
Tant que je serai sur la terre
Voici quel doit être mon refrain :
Célébrons tour à tour
Nos bergères, Bacchus et l'amour.

 

La calèche des dames, à pied ou à cheval

Répertorié comme incipit de la Calèche des dames à la B.N., "Prenons le verre en main" y débute une chanson dans un manuscrit du XVIIIème siècle(1) avec double partition vocale et pour "fanfares à deux cors données à Saint-Cloud à l'occasion de la naissance de M. le duc de Bourgogne", tardif titre donné dans la monarchie bourbonienne au premier héritier masculin du dauphin et susceptible de porter un jour la couronne en tant qu'aîné de la lignée.

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Sauf accident. Le 22 juillet 1746 la dauphine Marie-Thérèse meurt en couches. Pour assurer la continuité de la dynastie, il faudra bientôt remarier le veuf. Marie-Josephe de Saxe sera la seconde épouse du dauphin et elle mettra au monde, le 15 septembre 1751, un fils aîné, le petit duc de Bourgogne, qui mourra à l'âge de dix ans, en 1761.

Mais à cette naissance avec grande joie à Saint-Cloud, Versailles ou Paris, quand Louis XV se rend à Notre-Dame pour le Te Deum traditionnel, les habitants de la capitale se taisent sur son passage et les gardes doivent dire au peuple de crier : " vive le roi ", car l'augmentation du coût des denrées, dont le pain, ne suscite plus l'enthousiasme instantané au passage de Louis le Bien-aimé(1).

Dans ledit chansonnier parisien, une autre fanfare de M. le Maréchal de Saxe, pour une victoire dont il est le héros, ne peut être datée, aussi, qu'après 1747, quand le succès du chef militaire à la bataille de Lawfeld lui valut le titre suprême.

Une chasse de Louis XV par Oudry (Musée Camondo, Paris, photo Bulloz)

D'ailleurs cette même ronde de table et fanfare, par J.-B. Dupuits de Bricettes, peut-être plutôt son collecteur ou harmoniste que son compositeur, figure une troisième fois, toujours vers le milieu du siècle, dans Les mille et une bagatelles, éditées par Madame Boivin à Paris(3).

De légères fluctuations de libellé, donc de métrique, permettent un plus parfait accord entre le timbre et les paroles portés par le recueil manuscrit de la B.N. que par celui de Berssous, qui n'en est pas inspiré, qui provient sans doute d'une autre source, et qui intercale un couplet supplémentaire, aidant à mieux planter le décor.

Marie-Josèphe de Saxe et le petit duc de Bourgogne, pastel de La Tour (Musée de Saint-Quentin, photo Bulloz)On songe, à la lecture des paroles de la chanson, au contexte même de son audition dans le beau parc de Saint-Cloud qui couvre les coteaux de la rive gauche de la Seine et descend jusqu'au fleuve, en s'allongeant sur 3,5 km environ, avec ses jeux de pelouses, de parterres, de dénivelés et masses d'arbres architecturés, de cascades et plans d'eau, tous typiques du parc à la française, à l'est du domaine et sur lequel s'articule, à l'ouest, le parc à l'anglaise, lui entièrement boisé, sillonné d'allées sinueuses, toutes praticables à la voiture hippomobile, comme encore aujourd'hui à l'allure de promenade en auto.

Les artistes de l'époque ont reproduit les longues perspectives encadrées de frondaisons symétriques, hautes et denses, où sont taillées de larges voies de circulation. "Une chasse de Louis XV" par Oudry nous en montre de convergentes au rendez-vous du Puy-du-Roi. Le monarque qui vient d'arriver se fait chausser ses bottes avant de se mettre en selle. Tout près une calèche s'est vidée de l'élégante compagnie féminine qui sera de la partie.

La calèche, désignant une voiture polonaise - au nom même dérivé de celui de la roue en tchèque et en polonais - était évidemment d'actualité, quand la reine Marie Leszcynska pouvait, avec, s'y déplacer : ce petit véhicule léger, à ressorts et quatre roues, ordinairement découvert, mais muni d'une capote pliante à soufflets, très pittoresque, était idéal pour parcourir les grands parcs par tous les temps et pour l'agrément. Par analogie, à l'époque des hautes coiffures - 1775-1783 - la calèche fut une sorte de haut capuchon monté sur des arceaux qui pouvaient se replier comme la capote de ladite voiture. Les dessins d'Elias Martin caricaturent avec esprit les calèches volumineuses des élégantes à la mode(4). Et c'est sans doute à ce type de promeneuses que fait allusion, d'une manière ou d'une autre, la calèche des dames, sorte d'intitulé ou rubrique explicatifs à la présente chanson(5).

La gravure nous montre aussi la Seine et ses coteaux, à l'ouest de Paris, avec les vignes de Suresnes, commune mitoyenne de Saint-Cloud, qui produisirent un petit vin localement apprécié. Si la chanson ne le vise pas directement, et pourquoi nous y reviendrons, le contexte topique comme la glorification vineuse du propos ne l'excluent pas pour la dégustation ! Non seulement l'égide de Bacchus, ou/et d'un Jupiter fieffé buveur et ancêtre de Noé, perpétue une tradition cultuelle, reprise sous la Renaissance, celle d'un grand dieu gallo-romain, Sucellus, plus dionysiaque, viticole et jovial qu'un Zeus exclusivement tonnant et orageux, mais aussi la présence d'Iris, mi-amante mi-déesse, suggère l'enchantement de l'atmosphère et de la convivialité. Iris, par la mythologie comme par la statuaire qui la représentait dans les parcs, n'apportait et ne symbolisait que de bonnes nouvelles pour Junon (une Marie Leszcynska avant la lettre !), la parèdre bougonne du céleste ou royal maître de céans. Sous la figure d'une gracieuse jeune fille, avec les ailes brillantes de toutes les couleurs et longueurs d'ondes de la lumière, Iris laissait la trace de son pied sur terre en descendant de l'Olympe sous forme de l'arc-en-ciel, phénomène météorique qui se produit quand le beau temps réapparaît, le soleil s'opposant en vainqueur aux sombres nuées qui quittent le ciel à l'opposé. Portrait de Madame de Pompadour par F. Boucher, 1750, Munich, Alte Pinakothek. Les chansons contribuaient au succès de la marquise de Pompadour. Le président Hérault, après l'avoir découverte à l'opéra en témoignait ainsi : " Je trouvai là une des plus jolies femmes que j'ai jamais vues : elle sait la musique parfaitement, elle chante avec toute la gaîté et tout le goût possible, sait cent chansons, joue la comédie à Etioles ". Et Barbier sera sur elle aussi élogieux : " Elle chante parfaitement et sait cent petites chansons amusantes. Elle a effectivement tous les talents possibles du chant, des instruments, très capable d'amuser le roi ".Un vers de notre chanson est explicite sur l'événement puisqu'Iris règne sur ce beau jour. La pure lumière de l'Ile-de-France baigne alors l'ample vallée de la Seine, les coteaux de vignes et du parc de la rive gauche occidentale.

N'en déplaise à Junon ou à une reine lourde, fade, aigrie et dévote, vive le vin, les jeunes femmes et l'amour, avec les abus qui engendrent les rires plutôt que les pleurs ! Pour cette Iris s'offre en image la grande, svelte, souple, élégante et dansante maîtresse puis conseillère qu'est la Pompadour, vêtue d'une robe bleue dans un phaéton rose et qui suit désormais la chasse du roi.

Le texte de la chanson n'a plus le moindre rapport avec la rigidité du paraître de cour, sous un Louis XIV tenu par la prude et austère Madame de Maintenon : le ton est ici familier comme celui de Louis XV et de sa cour, d'un roi qui ne se plaît que dans un cercle restreint, aimant les tables intimes, avec des convives à l'aise, sans cérémonial ni manifestation d'apparat. Le dieu éméché, cette jeune et brillante amante subie par une déesse-mère ou reine-mère moins attirante sont aussi à l'opposé du Dieu, de la Vierge et des saints chrétiens qu'on prie et invoque dans la société plus traditionnelle d'une vallée de la Dranse, en la Savoie profonde du XVIIIème siècle, à la Chapelle-d'Abondance(6).

S'il s'agissait aussi d'une quelconque chanson bachique, populaire et locale - ce qu'elle n'est pas par sa composition à deux voix - elle en aurait eu alors, même en français, une fréquente caractéristique du genre, et que l'on retrouve par exemple dans la chanson patoise collectée par Vuarnet, Au bon vin de Savoie, où l'auteur des paroles, connaisseur, laudateur et quasi publiciste local des crus d'ici, vante les vins d'Arbin, de Montagny, de Chautagne et de Saint-Ombre (près de Chambéry), qu'il dit préférer au Bordeaux et au Champagne.

Or même à proximité de Suresnes le parolier, vraisemblablement parisien, de la présente chanson n'éprouve pas la nécessité de défendre et vanter une production locale d'Ile-de-France. C'est qu'en la capitale on reçoit les vins autrement supérieurs de tout le pays, voire de l'étranger. Donc, le divin nectar n'a nul besoin d'être précisé davantage quant à son terroir et appellation d'origine, puisque le chansonnier est assez éloigné du monde de la production viticole.

Cet air bref, à une ou plusieurs voix, de structure binaire, d'allure vive sinon inspiré par un rythme de danse comme fréquemment, s'inscrit bien dans la continuité d'un genre français, existant déjà au XVème et XVIème siècle. Et, fait encore peu systématisé au milieu du XVIIIème siècle, la chanson présente un refrain embryonnaire par la répétition systématique du même dernier vers en fin des strophes, parce que chacune, comme souvent dans les airs bachiques, développe une broderie sur le même sujet. Chaque couplet a donc une relative indépendance par rapport aux autres et peut être ponctué par la même conclusion thématique.

(1) Cote Vm7 7001 au département de la musique.
(2) A. Castelot, A. Decaux, M. Julian, J. Levron, Histoire de la France et des Français au jour le jour, Lib. Académique Perrin et lib. Larousse éd., Paris 1979, t.5, p. 527, 574-5.
(3) BN [Vm7 639 (a-c)]
(4) F. Boucher, Histoire du costume en Occident, Flammarion éd., Paris, 1996, p. 302.
(5) Sans exclure quelque métaphore de nature galante ou érotique.
(6) J. Nicolas (op. cité) a relevé néanmoins, bien des écarts dénoncés par les prêtres du Chablais à cette époque.

(suivante)