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La calèche des dames, à pied ou à cheval
Répertorié comme incipit de la Calèche des dames
à la B.N., "Prenons le verre en main" y débute une chanson dans
un manuscrit du XVIIIème siècle(1) avec double partition vocale et pour
"fanfares à deux cors données à Saint-Cloud à l'occasion de la naissance
de M. le duc de Bourgogne", tardif titre donné dans la monarchie bourbonienne
au premier héritier masculin du dauphin et susceptible de porter un jour
la couronne en tant qu'aîné de la lignée.
Sauf accident. Le 22 juillet 1746 la dauphine Marie-Thérèse
meurt en couches. Pour assurer la continuité de la dynastie, il faudra
bientôt remarier le veuf. Marie-Josephe de Saxe sera la seconde épouse
du dauphin et elle mettra au monde, le 15 septembre 1751, un fils aîné,
le petit duc de Bourgogne, qui mourra à l'âge de dix ans, en 1761.
Mais à cette naissance avec grande joie à Saint-Cloud, Versailles
ou Paris, quand Louis XV se rend à Notre-Dame pour le Te Deum traditionnel,
les habitants de la capitale se taisent sur son passage et les gardes
doivent dire au peuple de crier : " vive le roi ", car l'augmentation
du coût des denrées, dont le pain, ne suscite plus l'enthousiasme instantané
au passage de Louis le Bien-aimé(1).
Dans ledit chansonnier parisien, une autre fanfare de M.
le Maréchal de Saxe, pour une victoire dont il est le héros, ne peut être
datée, aussi, qu'après 1747, quand le succès du chef militaire à la bataille
de Lawfeld lui valut le titre suprême.
D'ailleurs cette même ronde de table et fanfare, par J.-B.
Dupuits de Bricettes, peut-être plutôt son collecteur ou harmoniste que
son compositeur, figure une troisième fois, toujours vers le milieu du
siècle, dans Les mille et une bagatelles, éditées par Madame Boivin
à Paris(3).
De légères fluctuations de libellé, donc de métrique, permettent
un plus parfait accord entre le timbre et les paroles portés par le recueil
manuscrit de la B.N. que par celui de Berssous, qui n'en est pas inspiré,
qui provient sans doute d'une autre source, et qui intercale un couplet
supplémentaire, aidant à mieux planter le décor.
On
songe, à la lecture des paroles de la chanson, au contexte même de son
audition dans le beau parc de Saint-Cloud qui couvre les coteaux de la
rive gauche de la Seine et descend jusqu'au fleuve, en s'allongeant sur
3,5 km environ, avec ses jeux de pelouses, de parterres, de dénivelés
et masses d'arbres architecturés, de cascades et plans d'eau, tous typiques
du parc à la française, à l'est du domaine et sur lequel s'articule, à
l'ouest, le parc à l'anglaise, lui entièrement boisé, sillonné d'allées
sinueuses, toutes praticables à la voiture hippomobile, comme encore aujourd'hui
à l'allure de promenade en auto.
Les artistes de l'époque ont reproduit les longues perspectives
encadrées de frondaisons symétriques, hautes et denses, où sont taillées
de larges voies de circulation. "Une chasse de Louis XV" par Oudry
nous en montre de convergentes au rendez-vous du Puy-du-Roi. Le monarque
qui vient d'arriver se fait chausser ses bottes avant de se mettre en
selle. Tout près une calèche s'est vidée de l'élégante compagnie féminine
qui sera de la partie.
La calèche, désignant une voiture polonaise - au
nom même dérivé de celui de la roue en tchèque et en polonais - était
évidemment d'actualité, quand la reine Marie Leszcynska pouvait, avec,
s'y déplacer : ce petit véhicule léger, à ressorts et quatre roues, ordinairement
découvert, mais muni d'une capote pliante à soufflets, très pittoresque,
était idéal pour parcourir les grands parcs par tous les temps et pour
l'agrément. Par analogie, à l'époque des hautes coiffures - 1775-1783
- la calèche fut une sorte de haut capuchon monté sur des arceaux qui
pouvaient se replier comme la capote de ladite voiture. Les dessins d'Elias
Martin caricaturent avec esprit les calèches volumineuses des élégantes
à la mode(4). Et c'est sans doute à ce type de promeneuses que fait allusion,
d'une manière ou d'une autre, la calèche des dames, sorte d'intitulé
ou rubrique explicatifs à la présente chanson(5).
La gravure nous montre aussi la Seine et ses coteaux, à
l'ouest de Paris, avec les vignes de Suresnes, commune mitoyenne de Saint-Cloud,
qui produisirent un petit vin localement apprécié. Si la chanson ne le
vise pas directement, et pourquoi nous y reviendrons, le contexte topique
comme la glorification vineuse du propos ne l'excluent pas pour la dégustation
! Non seulement l'égide de Bacchus, ou/et d'un Jupiter fieffé buveur et
ancêtre de Noé, perpétue une tradition cultuelle, reprise sous la Renaissance,
celle d'un grand dieu gallo-romain, Sucellus, plus dionysiaque, viticole
et jovial qu'un Zeus exclusivement tonnant et orageux, mais aussi la présence
d'Iris, mi-amante mi-déesse, suggère l'enchantement de l'atmosphère et
de la convivialité. Iris, par la mythologie comme par la statuaire qui
la représentait dans les parcs, n'apportait et ne symbolisait que de bonnes
nouvelles pour Junon (une Marie Leszcynska avant la lettre !), la parèdre
bougonne du céleste ou royal maître de céans. Sous la figure d'une gracieuse
jeune fille, avec les ailes brillantes de toutes les couleurs et longueurs
d'ondes de la lumière, Iris laissait la trace de son pied sur terre en
descendant de l'Olympe sous forme de l'arc-en-ciel, phénomène météorique
qui se produit quand le beau temps réapparaît, le soleil s'opposant en
vainqueur aux sombres nuées qui quittent le ciel à l'opposé. Un
vers de notre chanson est explicite sur l'événement puisqu'Iris règne
sur ce beau jour. La pure lumière de l'Ile-de-France baigne alors
l'ample vallée de la Seine, les coteaux de vignes et du parc de la rive
gauche occidentale.
N'en déplaise à Junon ou à une reine lourde, fade, aigrie
et dévote, vive le vin, les jeunes femmes et l'amour, avec les abus qui
engendrent les rires plutôt que les pleurs ! Pour cette Iris s'offre en
image la grande, svelte, souple, élégante et dansante maîtresse puis conseillère
qu'est la Pompadour, vêtue d'une robe bleue dans un phaéton rose et qui
suit désormais la chasse du roi.
Le texte de la chanson n'a plus le moindre rapport avec
la rigidité du paraître de cour, sous un Louis XIV tenu par la prude et
austère Madame de Maintenon : le ton est ici familier comme celui de Louis
XV et de sa cour, d'un roi qui ne se plaît que dans un cercle restreint,
aimant les tables intimes, avec des convives à l'aise, sans cérémonial
ni manifestation d'apparat. Le dieu éméché, cette jeune et brillante amante
subie par une déesse-mère ou reine-mère moins attirante sont aussi à l'opposé
du Dieu, de la Vierge et des saints chrétiens qu'on prie et invoque dans
la société plus traditionnelle d'une vallée de la Dranse, en la Savoie
profonde du XVIIIème siècle, à la Chapelle-d'Abondance(6).
S'il s'agissait aussi d'une quelconque chanson bachique,
populaire et locale - ce qu'elle n'est pas par sa composition à deux voix
- elle en aurait eu alors, même en français, une fréquente caractéristique
du genre, et que l'on retrouve par exemple dans la chanson patoise collectée
par Vuarnet, Au bon vin de Savoie, où l'auteur des paroles, connaisseur,
laudateur et quasi publiciste local des crus d'ici, vante les vins d'Arbin,
de Montagny, de Chautagne et de Saint-Ombre (près de Chambéry), qu'il
dit préférer au Bordeaux et au Champagne.
Or même à proximité de Suresnes le parolier, vraisemblablement
parisien, de la présente chanson n'éprouve pas la nécessité de défendre
et vanter une production locale d'Ile-de-France. C'est qu'en la capitale
on reçoit les vins autrement supérieurs de tout le pays, voire de l'étranger.
Donc, le divin nectar n'a nul besoin d'être précisé davantage quant à
son terroir et appellation d'origine, puisque le chansonnier est assez
éloigné du monde de la production viticole.
Cet air bref, à une ou plusieurs voix, de structure binaire,
d'allure vive sinon inspiré par un rythme de danse comme fréquemment,
s'inscrit bien dans la continuité d'un genre français, existant déjà au
XVème et XVIème siècle. Et, fait encore peu systématisé au milieu du XVIIIème
siècle, la chanson présente un refrain embryonnaire par la répétition
systématique du même dernier vers en fin des strophes, parce que chacune,
comme souvent dans les airs bachiques, développe une broderie sur le même
sujet. Chaque couplet a donc une relative indépendance par rapport aux
autres et peut être ponctué par la même conclusion thématique.
(1) Cote Vm7 7001 au département de la musique.
(2) A. Castelot, A. Decaux, M. Julian, J. Levron, Histoire de la France
et des Français au jour le jour, Lib. Académique Perrin et lib. Larousse
éd., Paris 1979, t.5, p. 527, 574-5.
(3) BN [Vm7 639 (a-c)]
(4) F. Boucher, Histoire du costume en Occident, Flammarion éd.,
Paris, 1996, p. 302.
(5) Sans exclure quelque métaphore de nature galante ou érotique.
(6) J. Nicolas (op. cité) a relevé néanmoins, bien des écarts dénoncés
par les prêtres du Chablais à cette époque.
(suivante)
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