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LE FRELON


Un frelon violeur

Plutôt que de seulement transcrire cette chanson selon la grammaire et l'orthographe d'aujourd'hui, comparer son antérieure publication au Chansonnier françois de 1760-1762 avec le fac-similé de la version manuscrite Berssous offre maints enseignements sur la manière dont on rédigeait alors la langue, et sur sa transcription graphique : la même insuffisance dans les règles d'orthographe, la même forme des "s" ou multiplication des majuscules apparentent les deux textes, qu'ils soient manuscrit ou imprimé. Par ailleurs, dès l'incipit de la version Berssous, où la préposition dedans ajoute inutilement un pied supplémentaire au vers, on pressent que le nombre d'erreurs, de fautes, de contresens, et pire l'omission d'un 9ème couplet supplémentaire, rendent préférable, pour la forme et le fond, d'étudier l'original reproduit par le Chansonnier françois.

Ledit recueil qualifie la chanson d'anacréontique, c'est-à-dire que l'adjectif peut porter sur le type de versification et sur le thème et style de la poésie, explicitant une imitation de la manière dont Anacréon composa ses odes, durant la seconde moitié du VIème siècle avant J.-C., dans la Grèce antique.

L'un des plus fréquents vers du poète est le dimètre ïambique catalectique, structure de deux mètres groupant des pieds (formés de syllabes longues ou brèves), sur le type du ïambe (où la première syllabe est courte, faiblement accentuée et la deuxième au contraire longue, tonique), lequel était déjà parfois chanté dans l'antiquité. L'adjectif catalectique précise que le vers se termine par un pied auquel manque une syllabe. L'architecture d'un tel vers est donc la suivante : c'est à dire l'enchaînement de deux mètres comportant six unités de temps pour le premier, et cinq pour le second, soit au total 11, avec cette impression qu'il en manque une pour obtenir un alexandrin. C'est bien là la structure de la chanson étudiée, en tenant compte que si chez les Grecs et les Romains la métrique était fondée sur la quantité attribuant aux syllabes la valeur constante d'une, deux ou quelquefois trois ou quatre unités de mesure, chez les nations latines d'aujourd'hui on se borne à compter les syllabes, abstraction faite de toute quantité.

On peut reprendre aussi, au sujet du texte, mot pour mot, ce que le Grand Larousse explique : D'après Jean-Vincent Sénac, Happy Culture, 1997"L'anacréontisme se présente sinon comme un genre, du moins comme une manière et un style de vie poétique fondés sur une philosophie de la vie qui consiste à ne considérer que les choses les plus agréables, les plus faciles, en connaissant ce qu'elles ont d'éphémères. On ne s'étonnera pas que l'anacréontisme soit né à la cour d'un tyran grec… Il fleurit aux époques où la poésie qui chante les voluptés légères se trouve protégée par les princes et les grands menant une vie oisive et superficielle. L'érotisme maniéré et la mythologie gracieuse de cette poésie devaient plaire aux époques éprises des élégances de l'alexandrin et d'un lyrisme amoureux plus spirituel et artiste que sincèrement passionné…". Après Catulle, Marulle, Ronsard (le Bocage et les Meslanges), "ce sont surtout les petits-maîtres de la poésie du XVIIIème siècle qui cultivèrent l'anacréontisme : Chaulieu, Parny, Gentil-Bernard, jusqu'à ce qu'André Chénier ait restitué avec bonheur dans ses Bucoliques, le ton et l'inspiration du modèle grec".

La publication du Frelon dans le Chansonnier françois induit un poète disparu ou confirmé en 1760-1762 : Chénier n'est pas né, Parny même pas adolescent, mais l'abbé Chaulieu (1639-1720), aux goûts épicuriens, et que ses contemporains appelaient l'Anacréon du Temple pour la facilité de ses mœurs et de ses poèmes, pourrait être cet auteur si son état ecclésiastique n'en contre-indiquait l'attribution certaine. Gentil-Bernard (1708-1775), poète licencieux de l'Art d'aimer (1775), estimé de Voltaire, de Beaumarchais, et des salons durant trente cinq ans, ferait un meilleur candidat. Le règne de Louis XV situe la fourchette chronologique où un tel érotisme à peine voilé, était de mode à travers des métaphores maniérées.

L'éphémère c'est évidemment la déflorescence par ce frelon violeur. La mythologie s'affirme dans le vocabulaire : Hélène a le nom de la fille de Zeus et de Léda ; elle symbolise par excellence la beauté féminine. Gravure par l'Empereur du compositeur Clérambault (1676-1749), d'après un portrait anonyme, Cabinet des Estampes, BN.Le Zéphyr, vent doux et agréable d'ouest, est un leitmotiv poétique venu de la légende grecque. La nymphe, déesse d'un rang inférieur qui hantait les bois et les rivières sous forme d'une jeune femme nue ou demie nue, illustre la plastique de cette autre Belle Hélène. Même le jasmin, symbole d'élégance dans le langage des fleurs, ajoute une note parfumée d'origine méditerranéenne, et arabe par son étymologie.

Cet arbuste qui a besoin d'exposition ensoleillée, n'a pas pour biotope le "bois sombre" où le poète le fait pousser. Pas davantage les lieux humides et marécageux où poussent ces joncs qui constituent la couche de fortune pour la bergère endormie. Il y a peu de chances qu'un lit de fleurs ait poussé sous la chute d'un ruisseau. La colombe aux soupirs flatteurs porte le nom que dans le langage courant et dans la langue poétique on applique à divers pigeons roucoulant et se bécotant amoureusement, et particulièrement à des columbidés blancs, symboles de pureté. Mais en ornithologie le terme s'applique à un genre bien défini dont le pigeon ramier est le type.

Bien évidemment, tenu par la musique, la métrique, les rimes et les conventions du genre, le poète aurait eu quelque difficulté supplémentaire à rendre logique et cohérent le cadre naturel des ébats amoureux. Le paysage n'est plutôt introduit dans la description que pour les aspects douillets et confortables invitant à l'objectif. Davantage que la simple évocation d'un paysage réel le vocabulaire suggère le jardin d'amour, thème d'un jardin de rêve, arrosé par une fontaine, que fréquentent les amoureux, et qui sera très aristocratiquement couru dans les Fêtes galantes peintes par Watteau et les maîtres du XVIIIème siècle.

Chansonnier françois, n°10, cliquez pour écouter

Ce n'est sans doute pas un hasard que Louis-Nicolas Clairambault ait comme amorcé la métaphore de l'hyménoptère titilleur par le texte de sa cantate à voix seule, intitulée "L'amour piqué par une abeille", et publié par l'auteur même, à Paris en 1710.

Manuscrit de la chanson 33

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