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45
LE PLAISIR PARTAGÉ


1

Le plaisir brille dans ses yeux,
Il met mon âme dans les cieux.
Oui c'est le dieu de la beauté.
Son doux sourire fait naître, inspire
La volupté.

2

Ce tendre amant vole à ma voix.
Je jouis dès que je le vois.
Les feux sont toujours renaissants.
Quand il m'embrasse son âme passe
Dans tous mes sens.


Structure de chaque strophe : 8, 8, 8, 5, 5, 4 syllabes, et rimes MMMFFM, à lire en mesure plutôt ainsi :
Le plaisir brille dans ses yeux,
Il met mon âme dans les cieux.
Oui c'est le dieu de la beauté.
Son doux sourire Fait naître, inspire

La volupté.

3

Nous (n')avons tous deux qu'un désir,
Nous ne connaissons qu'un plaisir.
Oui le sien est toujours le mien,
Et mon silence lui dit d'avance
Je le veux bien.

4

Chaque jour un attrait nouveau
A mon regard le rend plus beau
Qu'il sait bien l'art de m'enflammer
Mon cœur s'y livre, je ne veux vivre
Que pour l'aimer.

 

Une philosophie sur la nature humaine féminine ou masculine

Voilà un texte qui sort des conventions sur l'homme et la femme chères aux pastorales, même de la meilleure tradition, quand elles sont un tant soit peu ancrées dans un contexte économique et social de ruralité. Manuscrit de la chanson 45, strophes 1 et 2Pour la forme et le fond, cette chanson, bien versifiée, porte sur un amour et plaisir partagés qu'une femme décrit, sans vulgarité ni pruderie, mais avec une franchise un peu ostentatoire, où perce, non pas le libertinage, mais une philosophie de l'hédonisme, du droit naturel de chaque individu d'être ému par la beauté qu'il trouve à l'autre sexe, en l'occurrence telle que la femme la voit chez l'homme, et réciproquement. Dans ce bonheur, la différence des sexes n'existe finalement pas plus que l'individu, au détail du genre, mineur. Par exemple avec le Rêve de Dalembert, où c'est ce dernier qui est censé parler en rêve, tout haut, quand Mlle de Lespinasse et le fameux médecin Bordeu sont à son chevet, Diderot exprime sur le sujet sa propre idée à travers l'explication que le thermaliste donne à cette femme de lettres charmante(1), célèbre par son esprit et ses correspondances(2), dont toutes de passion au comte de Guibert : il est clair "que la femme a toutes les parties de l'homme, et que la seule différence qu'il y ait, est celle d'une bourse pendante au dehors, ou d'une bourse retournée en dedans…" Et puis : "que voulez-vous donc dire avec vos individus ? Il n'y en a point, non il n'y en a point… Il n'y a qu'un grand individu, c'est le tout. Dans ce tout comme dans une machine, dans un animal quelconque, il y a une partie que vous appellerez telle ou telle ; mais quand vous donnerez le nom à cette partie du tout, c'est par un concept aussi faux que si, dans un oiseau, vous donniez le nom d'individu à l'aile, à une plume de l'aile..."(3)

Mlle de Lespinasse, dessin de Carmontelle

Et Diderot récidive dans Jacques le fataliste(4) . Qu'est-ce donc d'être une femme ? "Il n'y a rien ! Il n'y a rien !" ou "Une femme… attendez… c'est un homme qui a un cotillon, une cornette et de gros tétons". Simplification réductrice cette idée que les femmes ne constituent pas un thème singulier malgré cette "querelle interminable sur les femmes" où s'empêtrent Jacques et son maître? Jacques explique, dans un passage célèbre que "chacun a son chien. Le ministre est le chien du roi ; le premier commis est le chien du ministre ; la femme est le chien du mari, ou le mari le chien de la femme…"(5) Autrement dit chaque individu des deux sexes, dans un couple, peut être dominant ou dominé. Et la vision particulière qu'ils ont chacun respectivement de leur genre et de l'autre reste assez vaine(6).

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Tous les philosophes de l'époque ne développèrent point cet égalitarisme, Rousseau notamment.

Compte tenu de la même coupe que l'air ancien employé dans Annette et Lubin(7) proposons ce timbre approprié et compatible pour porter les paroles de la chanson.

Denis Diderot, Salon de 1767, toile de Van Loo (1707-1773)

(1) Mlle de Lespinasse tint un salon qui fut des plus recherchés au XVIIIème siècle. Le président Hainault, Turgot, Marmontel, d'Alembert surtout, le fréquentèrent assidûment.
(2) Lettres à d'Alembert et Condorcet, publiées en 1887.
(3) Le Rêve de d'Alembert, dans Œuvres complètes de Diderot, éd. Lewinter (Club français du livre, 1969-1973), tome VIII, p. 112.
(4) 1773.
(5) Sujet traité dans "Jacques vous n'avez jamais été femme" par J. Renaud, Dix-huitième siècle, Littératures populaires, n°18, 1986, PUF, p. 375-387.
(6)
Qualificatif utilisé par Diderot dans Jacques le fataliste pour l'évocation, aussi, de l'extravagance de la vengeance féminine en cas de frustration amoureuse que l'écrivain pose d'abord en postulat sexiste, puis dont il doute et auquel il met ce bémol.
(7) Dont le livrettiste Charles-Simon Favart fut l'auteur le plus populaire et le plus joué au XVIIIème siècle. Annette et Lubin, donné pour la première fois le 15 février 1762 est l'un des tout premiers spectacles de la troupe de l'Opéra-comique chez les Italiens. Musique de Blaise.

(suivante)