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LE COMBAT DE BACCHUS ET DE L'AMOUR
(air non identifié)


1

Bacchus avec l'amour
Ont eu dispute l'autre jour.
Le dieu du vin(1), le sabre à la main,
S'en va trouver son souverain.
Dites que je viens pour te dire
Le soumettre à ton empire
Tu me lèves exprès
Mes meilleurs sujets.
Tu me les rendras à force des bras
Dans le combat.

2

L'amour lui dit : "Seigneur,
Apprenez que j'ai de l'honneur
Même du pouvoir, même du savoir.
En état de vous le faire voir
Je suis sûr de la victoire.
Et vous en aurez mémoire.
Allez pour certain
Vous verrez demain
Mes légers hussards
Et mes étendards
Près de vos remparts.

3

A ces commandements
Viennent tous les légers amants.
Tous ces rivaux sur leurs chevaux
Arrivent fort à propos.
Douze mille pulmoniques
Avancent avec leurs musiques
Tous ces vigoureux
Marchent deux à deux.
Quinze régiments des jeunes galants
Bordent le camp.


(1) Semble préférable au divin porté dans le manuscrit.

4

Bacchus sur ses bastillons
Vit toutes les préparations.
Il me dit "Mes cadets, allez tout exprès
Avertir dans les cabarets.
Avertissez tous vos ivrognes,
Mes soldats à rouge trogne.
Que l'on ne manque pas
Car il sont tous là.
Je connais les pas
De mes soldats ".

5

Les armes en chaleur
Attaquent Chloris avec honneur.
Les biberons à coup de flacons
Se battaient comme des lions.
Les amants avec leurs flèches
Allaient monter à la brèche.
La victoire allait, ensuite venait.
Tous les Sacs-à-vin
Perdirent leur terrain.
Ah quel chagrin !
.

6

Bientôt on criera
Tour à tour "victoire à l'Amour.
Ne craignons pas,
Les gloutons sont là,
Car ils tombent à chaque pas."
Enfin cette armée gloutonne
Le champ de gloire abandonne.
Et le dieu Bacchus disait tout ému :
"Mes soldats ont bu
Et n'en pouvaient plus.
Tout est perdu. "

Le vin ou l'amour, ça se discute

L'amour vendangeur, illustration de Boucher associant Bacchus à l'Amour.

Leitmotiv de la chanson gaie, ce récit plus ou moins littéraire d'un combat carnavalesque avec un thème courant, ici sur le conflit plutôt que la complémentarité entre le vin et l'amour ! Plusieurs titres ou incipits de chansons du XVIIIème siècle en relèvent : "Cupidon et Bacchus se disputent" (et autrement dit "Le double triomphe"(1) ), ou "L'amour et Bacchus"(2), etc.… Différentes publications périodiques en offrent, comme d'ailleurs des chansonniers plus spécialisés, notamment celui de J.-B. Christophe Ballard(3), avec quelque 200 pièces, en début de siècle il est vrai. Gravure sur Ch. Collé, le buste dans un médaillon encadré de pampres de vignes et du thyrse dionysiaque.C'est que le genre, déjà en vogue au XVème et XVIème siècle, sous l'influence de Bacilly, Sicard et Moulinié, s'est ensuite largement diffusé en recueils dès la publication des Bacchanales, des chansons des Comédiens-français de Mangeant en 1615. Duneton explique : "Le XVIIème siècle créa la chanson à boire pour mieux noyer son chagrin de la dictature royale … Cette accumulation d'odes à la boisson relève évidemment d'une mode"(4). Et sans doute aussi d'un accroissement qualitatif et quantitatif de la production viticole dans la France rurale, ajouteront les historiens de son économie. La consommation du vin, en effet, se généralise dans le pays et, dans les régions septentrionales, son commerce est florissant. A mesure que les moyens de communication se développent, les vignes de faible rendement périclitent et celles de grande production et qualité se multiplient. Les vins de l'Orléanais, de l'Ile-de-France cèdent le pas aux vins de Bourgogne et de Champagne, nominés dans les chansons. Car cette région de Champagne, notamment, acquiert au XVIIIème siècle un surplus de richesse dans la préparation des vins mousseux. Et Chaptal (1756-1832) peut écrire en 1801 L'art de faire les vins en connaissance de cause. Ce qui n'exclut pas, mais pour d'autres causes, de périodiques crises viticoles.

Corrélativement à ces progrès réguliers, vers 1665 la moitié des textes du recueil publié par le chantre savoyard du Pont-Neuf à Paris, Philippot, livre des chansons bacchiques à la louange du manger et surtout du boire. Mais l'insistance avec laquelle le chanteur attribue la perte de sa vue à l'abus de la boisson annonce un peu le scepticisme de la présente chanson sur les bienfaits de l'alcoolisme : les ivrognes de Bacchus sont incapables de vaincre les vigoureux et virils galants que conduit Cupidon. La chute de la chanson en est implicite : la boisson vineuse affaiblit, l'amour ragaillardit.

Au XVIIIème siècle, parallèlement à une évolution plus prudente de l'appréciation du vin, l'air à boire, avec Mouret et Rameau, devient souvent moins primaire, plus écrit et plus difficile à chanter. Mais demeure vivace le genre libellé dans une langue populaire, où excelle un auteur bon vivant et de la "bonne race gauloise"(5) sinon salace, Charles Collé (1709-1783), un contemporain du rédacteur du manuscrit Berssous. Collé écrit en 1760 la fameuse "Guinguette de Ramponneau" et est aussi l'auteur d'une comédie "La vérité dans le vin" qu'il rédige avec la gaieté vive, franche, amusante et délicieuse(6) d'un chansonnier qui se délecte de Rabelais, Marot, La Fontaine et Molière.

Le texte de notre chanson est sans doute plus mal reproduit que mal conçu, car la recherche dans la rime ou l'assonance reste constante jusque pour chaque hémistiche quand il y a césure d'un vers un peu long (ennéasyllabe ou décasyllabe), et césure marquée par retour à la ligne parce que la largeur de la page ne permet pas d'enchaîner le groupement des dites deux moitiés. La composition des neuvains enchaîne des vers de 6, 8, 9, 8, 8, 8, 10, 10, 4 syllabes.

La guinguette de Ramponneau (1760) attribuée à Ch. Collé, sur Jean Ramponneaux, cabaretier de la Basse Courtille. Document mis en forme et reproduit par R. et M. Blanchard, Paris voix de ville, Com. des Travaux hist. de la Ville de Paris, 1998.

Cette chanson moralisante renvoie peut-être à un ancien genre que Jeanroy a traité dans Les origines de la poésie lyrique en France au Moyen-Age : Le débat (dispute ou desputoison), type très cultivé au Moyen-Age, qui est un dialogue entre des personnages allégoriques, se différenciait ainsi de la tenson et du jeu-parti qui met en présence des interlocuteurs réels. L'origine s'en trouve dans le goût de l'abstraction et de la personnification qui existait dans la littérature latine de la basse époque. Un véritable débat narratif où l'on voit lutter la foi et l'idolâtrie, l'orgueil et l'humilité, la chasteté et la licence existe par exemple dans la Psychomachie de Prudence. La forme dramatique, vers le VIIIème siècle, apparaît dans de semblables débats entre l'hiver et le printemps, puis entre l'âme et le corps, le cœur et l'œil, et déjà le vin et l'eau(7).

De la littérature latine, le débat s'étend précocement à la vulgaire d'Europe. En français il est parfois, comme dans notre chanson peu dialoguée, dissimulé sous une forme narrative : ainsi dans le Tournoiement d'Antéchrist, le Mariage des sept Arts et des septs Vertus, la Bataille des Vins. La forme dramatique apparaît dans la Disputation du Croisé et du Décroisé de Rutebeuf. Le Débat du Clerc et du Chevalier est aussi un sujet maintes fois traité au XIIème et au XIIIème siècles, pour savoir "qui vaut mieux en amour, du clerc ou du chevalier". Le thème est abordé aussi dès le XIIème siècle dans deux poèmes latins, notamment dans l'Altercatio Phylidis et Florae d'où l'on tira plusieurs adaptations françaises.

La vogue du débat s'atténuera au XIVème siècle pour renaître au XVème avec notamment le Débat des deux amants chez Christine de Pisan ; mais la Renaissance marquera le déclin du genre malgré le Débat de Folie et d'Amour, écrit par Louise Labé en 1555.

Dédaigné par les lettrés, le débat se réfugiera de plus en plus dans la littérature et la chanson populaire : ceux entre l'Hiver et le Printemps, l'Ame et le Corps, l'Eau et le Vin y survivront.

Il est dans la logique de cette évolution que le sujet de la chanson du Pénitent et de l'ivrogne ait intéressé Patrice Coirault (Notre chanson folklorique(8)) faisant le parallèle avec d'autres chants semblables : le Libertin et l'âme, le Combat de l'esprit et du corps. Et Marius Barbeau(9), au Québec, a trouvé de mêmes débats et disputes, versifiés sur des airs, tels ceux de Carême et de Mardi gras, de Cartouche et Mandrin, du Vin et de l'eau, de L'hirondelle et du papillon.

Le genre a de même survécu timidement dans la chanson populaire savoyarde. Le chanteur compositeur ambulant Charles Collombat, dans sa chanson sur Le dialogue du Carnaval et du Carême(10), évoquant une semblable en franco-provençal de même titre, en a a encore fourni l'illustration vivante au XIXème siècle.

Mais une autre chanson du XVIIIème, Bacchus en guerre avec l'amour, propose une tout autre conclusion où la victoire revient au dieu du vin puisqu'il donne aussi de l'amour !

Dans la troisième strophe de la chanson du recueil Berssous, davantage de cour que populaire, figure un mot aujourd'hui disparu de la langue française : selon A. Rey(11) l'adjectif "pulmoniques", ici utilisé comme substantif pour désigner les instrumentistes à vent de quelque fanfare de nature militaire, apparaît en 1537. Il dérive de "pulmonie" et "polmonie" (XIIIème siècle), par emprunt au latin médiéval "pulmonicus" (poitrinaire), et a été évincé par poitrinaire, mais reste vivant sous les formes poulmoniste, pulmoniste dans les dialectes du sud de la France.

Cliquez pour écouter

(1) Le Rossignol ou Journal de chansons, contenant ariettes, vaudevilles, rondeaux et airs à boire, par le sieur E. F. Delange, Liège, J.-E. Philippart, oct. 176 , p. 227.
(2) L'Echo, ou Journal de musique française, Liège, Benoît Andrez, mai 1758, p. 20
(3) Nouvelles parodies bacchiques, mêlées de vaudevilles ou rondes de table, t. I et III, 1714 et 1702, in 8° Paris. En 1719 Christophe Ballard publie aussi Recueil d'airs sérieux et à boire.
(4) Cl. Duneton, Histoire de la chanson française, Le Seuil éd., Paris, 1998.
(5) Ste Beuve, Causeries du lundi.
(6) ibid.
(7) Nous suivons ici et ci-après l'excellente définition littéraire du mot "débat" dans le Grand Larousse Encyclopédique, édition de 1960.
(8) Op. cité.
(9) M. Barbeau, En roulant ma boule, éd. Musées nationaux du Canada, Ottawa, 1982.
(10) In 82 chants folkloriques et danses de nos provinces, éd. par l'Union des Syndicats du S.-E., Lyon, 1938, préface de H. Bordeaux.
(11) A. Rey, Dict. Hist. de la langue française, Le Robert éd., Paris 1992, p. 1600.

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