|
Le vin ou l'amour, ça se discute
Leitmotiv de la chanson gaie, ce récit plus ou moins littéraire
d'un combat carnavalesque avec un thème courant, ici sur le conflit plutôt
que la complémentarité entre le vin et l'amour ! Plusieurs titres ou incipits
de chansons du XVIIIème siècle en relèvent : "Cupidon et Bacchus se
disputent" (et autrement dit "Le double triomphe"(1) ), ou
"L'amour et Bacchus"(2), etc.… Différentes publications périodiques
en offrent, comme d'ailleurs des chansonniers plus spécialisés, notamment
celui de J.-B. Christophe Ballard(3), avec quelque 200 pièces, en début
de siècle il est vrai. C'est
que le genre, déjà en vogue au XVème et XVIème siècle, sous l'influence
de Bacilly, Sicard et Moulinié, s'est ensuite largement diffusé en recueils
dès la publication des Bacchanales, des chansons des Comédiens-français
de Mangeant en 1615. Duneton explique : "Le XVIIème siècle créa la
chanson à boire pour mieux noyer son chagrin de la dictature royale …
Cette accumulation d'odes à la boisson relève évidemment d'une mode"(4).
Et sans doute aussi d'un accroissement qualitatif et quantitatif de la
production viticole dans la France rurale, ajouteront les historiens de
son économie. La consommation du vin, en effet, se généralise dans le
pays et, dans les régions septentrionales, son commerce est florissant.
A mesure que les moyens de communication se développent, les vignes de
faible rendement périclitent et celles de grande production et qualité
se multiplient. Les vins de l'Orléanais, de l'Ile-de-France cèdent le
pas aux vins de Bourgogne et de Champagne, nominés dans les chansons.
Car cette région de Champagne, notamment, acquiert au XVIIIème siècle
un surplus de richesse dans la préparation des vins mousseux. Et Chaptal
(1756-1832) peut écrire en 1801 L'art de faire les vins en connaissance
de cause. Ce qui n'exclut pas, mais pour d'autres causes, de périodiques
crises viticoles.
Corrélativement à ces progrès réguliers, vers 1665 la moitié
des textes du recueil publié par le chantre savoyard du Pont-Neuf à Paris,
Philippot, livre des chansons bacchiques à la louange du manger et surtout
du boire. Mais l'insistance avec laquelle le chanteur attribue la perte
de sa vue à l'abus de la boisson annonce un peu le scepticisme de la présente
chanson sur les bienfaits de l'alcoolisme : les ivrognes de Bacchus sont
incapables de vaincre les vigoureux et virils galants que conduit Cupidon.
La chute de la chanson en est implicite : la boisson vineuse affaiblit,
l'amour ragaillardit.
Au XVIIIème siècle, parallèlement à une évolution plus prudente
de l'appréciation du vin, l'air à boire, avec Mouret et Rameau, devient
souvent moins primaire, plus écrit et plus difficile à chanter. Mais demeure
vivace le genre libellé dans une langue populaire, où excelle un auteur
bon vivant et de la "bonne race gauloise"(5) sinon salace, Charles
Collé (1709-1783), un contemporain du rédacteur du manuscrit Berssous.
Collé écrit en 1760 la fameuse "Guinguette de Ramponneau" et est
aussi l'auteur d'une comédie "La vérité dans le vin" qu'il rédige
avec la gaieté vive, franche, amusante et délicieuse(6) d'un chansonnier
qui se délecte de Rabelais, Marot, La Fontaine et Molière.
Le texte de notre chanson est sans doute plus mal reproduit
que mal conçu, car la recherche dans la rime ou l'assonance reste constante
jusque pour chaque hémistiche quand il y a césure d'un vers un peu long
(ennéasyllabe ou décasyllabe), et césure marquée par retour à la ligne
parce que la largeur de la page ne permet pas d'enchaîner le groupement
des dites deux moitiés. La composition des neuvains enchaîne des vers
de 6, 8, 9, 8, 8, 8, 10, 10, 4 syllabes.
Cette chanson moralisante renvoie peut-être à un ancien
genre que Jeanroy a traité dans Les origines de la poésie lyrique en
France au Moyen-Age : Le débat (dispute ou desputoison), type très
cultivé au Moyen-Age, qui est un dialogue entre des personnages allégoriques,
se différenciait ainsi de la tenson et du jeu-parti qui
met en présence des interlocuteurs réels. L'origine s'en trouve dans le
goût de l'abstraction et de la personnification qui existait dans la littérature
latine de la basse époque. Un véritable débat narratif où l'on voit lutter
la foi et l'idolâtrie, l'orgueil et l'humilité, la chasteté et la licence
existe par exemple dans la Psychomachie de Prudence. La forme dramatique,
vers le VIIIème siècle, apparaît dans de semblables débats entre l'hiver
et le printemps, puis entre l'âme et le corps, le cœur et l'œil, et déjà
le vin et l'eau(7).
De la littérature latine, le débat s'étend précocement à
la vulgaire d'Europe. En français il est parfois, comme dans notre chanson
peu dialoguée, dissimulé sous une forme narrative : ainsi dans le Tournoiement
d'Antéchrist, le Mariage des sept Arts et des septs Vertus, la Bataille
des Vins. La forme dramatique apparaît dans la Disputation du Croisé
et du Décroisé de Rutebeuf. Le Débat du Clerc et du Chevalier est
aussi un sujet maintes fois traité au XIIème et au XIIIème siècles, pour
savoir "qui vaut mieux en amour, du clerc ou du chevalier". Le thème est
abordé aussi dès le XIIème siècle dans deux poèmes latins, notamment dans
l'Altercatio Phylidis et Florae d'où l'on tira plusieurs adaptations
françaises.
La vogue du débat s'atténuera au XIVème siècle pour renaître
au XVème avec notamment le Débat des deux amants chez Christine
de Pisan ; mais la Renaissance marquera le déclin du genre malgré le Débat
de Folie et d'Amour, écrit par Louise Labé en 1555.
Dédaigné par les lettrés, le débat se réfugiera de plus
en plus dans la littérature et la chanson populaire : ceux entre l'Hiver
et le Printemps, l'Ame et le Corps, l'Eau et le Vin y survivront.
Il est dans la logique de cette évolution que le sujet de
la chanson du Pénitent et de l'ivrogne ait intéressé Patrice Coirault
(Notre chanson folklorique(8)) faisant le parallèle avec d'autres chants
semblables : le Libertin et l'âme, le Combat de l'esprit et du corps.
Et Marius Barbeau(9), au Québec, a trouvé de mêmes débats et disputes,
versifiés sur des airs, tels ceux de Carême et de Mardi gras, de
Cartouche et Mandrin, du Vin et de l'eau, de L'hirondelle
et du papillon.
Le genre a de même survécu timidement dans la chanson populaire
savoyarde. Le chanteur compositeur ambulant Charles Collombat, dans sa
chanson sur Le dialogue du Carnaval et du Carême(10), évoquant
une semblable en franco-provençal de même titre, en a a encore fourni
l'illustration vivante au XIXème siècle.
Mais une autre chanson du XVIIIème, Bacchus en guerre
avec l'amour, propose une tout autre conclusion où la victoire revient
au dieu du vin puisqu'il donne aussi de l'amour !
Dans la troisième strophe de la chanson du recueil Berssous,
davantage de cour que populaire, figure un mot aujourd'hui disparu de
la langue française : selon A. Rey(11) l'adjectif "pulmoniques", ici utilisé
comme substantif pour désigner les instrumentistes à vent de quelque fanfare
de nature militaire, apparaît en 1537. Il dérive de "pulmonie" et "polmonie"
(XIIIème siècle), par emprunt au latin médiéval "pulmonicus" (poitrinaire),
et a été évincé par poitrinaire, mais reste vivant sous les formes
poulmoniste, pulmoniste dans les dialectes du sud de la France.
(1) Le Rossignol ou Journal de chansons,
contenant ariettes, vaudevilles, rondeaux et airs à boire, par le
sieur E. F. Delange, Liège, J.-E. Philippart, oct. 176 , p. 227.
(2) L'Echo, ou Journal de musique française, Liège, Benoît Andrez,
mai 1758, p. 20
(3) Nouvelles parodies bacchiques, mêlées de vaudevilles ou rondes
de table, t. I et III, 1714 et 1702, in 8° Paris. En 1719 Christophe
Ballard publie aussi Recueil d'airs sérieux et à boire.
(4) Cl. Duneton, Histoire de la chanson française, Le Seuil éd.,
Paris, 1998.
(5) Ste Beuve, Causeries du lundi.
(6) ibid.
(7) Nous suivons ici et ci-après l'excellente définition littéraire du
mot "débat" dans le Grand Larousse Encyclopédique, édition de 1960.
(8) Op. cité.
(9) M. Barbeau, En roulant ma boule, éd. Musées nationaux du Canada,
Ottawa, 1982.
(10) In 82 chants folkloriques et danses de nos provinces, éd.
par l'Union des Syndicats du S.-E., Lyon, 1938, préface de H. Bordeaux.
(11) A. Rey, Dict. Hist. de la langue française, Le Robert éd.,
Paris 1992, p. 1600.
(suivante)
|