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FILLETTES, MÉFIEZ-VOUS DES SOLDATS
(air non identifié)


1

Ah que l'on souffre de peines
Dans l'empire de l'amour
Quand un penchant vous entraîne
Sans en avoir du retour.
Quel cruel martyr lorsque l'on soupire
Ne sachant de voir l'objet de son espoir.

2

J'aime un jeune militaire
Hélas c'est pour mon malheur.
Pour un temps j'ai su lui plaire
Il m'avait donné son cœur.
Cet amant volage à présent m'outrage
A donné sa foi à un' autre qu'à moi.

3

Quand il venait dans ma chambre
Avec son air enchanteur
Il était plus fin que l'ombre.
Par son entretien flatteur.
Moi, voyant son zèle, je le crus fidèle.
L'ai trop aimé, l'ingrat m'a délaissé.

4

Depuis le moment étrange
Qui ne venait plus me voir
Mon pauvre esprit se dérange.
Je suis presque au désespoir
Je ne sais quoi faire, rien ne sait me plaire.
Ah quel triste ennui j'endure ici pour lui.

5

Quand l'ingrat monte la garde
Le voyant, pour moi, quel choc.
Sitôt que je le regarde
Mon pauvre cœur fait toc toc.
Tout bas je soupire il n'en fait que rire.
Quelle cruauté d'aimer sans être aimé.

6

O amour que tu es traître.
Malheur à qui suit ta loi.
Je t'ai choisi pour mon maître.
A présent tu ris de moi.
Brise(z) donc les chaînes qui causent mes peines.
Rends la liberté à mon cœur outragé.

7

Fillettes qui voulez plaire
Méfiez-vous des soldats.
Songez que les militaires
Ne cherchent que vos appas,
Souvent vous engagent par leur doux langage.
Quand ils ont vaincu il dit(1) "Adieu je t'ai bue".


(1) Disent serait préférable.

De l'infidélité masculine à la condition féminine

Le grief d'infidélité chronique que se font réciproquement chacun des deux sexes serait assez banal pour ne pas susciter commentaire, mais il porte ici sur une catégorie masculine, celle des soldats, dont la duplicité dans l'art de séduire et de rompre ou tromper illustre un des tristes aspects - affirmés dans la dernière strophe - du vécu féminin : l'état de militaire corrompt l'amant et le rend cavaleur. C'est ce que dit aussi la chanson recueillie à Étercy par Servettaz sur L'infidélité des officiers de guerre due notamment à leur mobilité :

…Oh que les filles sont à plaindre
Lorsqu'elles fréquentent les soldats
Qui s'en vont de ville en ville
Et encore plus souvent
S'en vont battre sur le champ
(1) .

Madame Favart jouant Ninette, gravure de Gilles Demarteau.Le pillage des pays conquis, avec les exactions sur la population féminine par la soldatesque de toute nationalité, attestées au XVIIIème siècle aussi (voir le commentaire sur la prise de Berg-Op-Zoom, chanson 10 du présent recueil), est une autre illustration d'une perdurante oppression et du mépris du sexe faible que même des hommes condamnaient. Certes rien ne nous dit que la présente chanson ait été conçue ou non par quelque femme-écrivain qui en composa, mais le fait que Berssous, apparemment séduit par la vie militaire, ait retenu cette œuvre dans son chansonnier montre que de divers côtés et individus existaient la critique et le refus des conduites irresponsables.

Surtout évidemment au goût des filles auprès desquelles les garçons ne jouissent pas d'une grande réputation de fidélité : "garçon trompeur", "amant volage", "amant ingrat" sont des accusations qui reviennent fréquemment dans les chansons, d'où le même type de conseils donnés à la classe d'âge des fillettes apostrophées :

Tous les garçons sont des traîtres,
Fillettes ne vous y fiez pas ;
Lorsqu'ils vous font des promesses,
Font semblant de vous aimer,
Mais ne cherchent qu'à tromper
(3)

Comme le note encore Servettaz "l'alarme est particulièrement vive si l'amant part en voyage, s'embarque pour les îles, "s'en va naviguer" ou bien rejoint son régiment… Ajoutons que, par suite des conditions sociales et des coutumes, l'abandon est plus grave pour la jeune fille"(3), d'autant que, par principe, une idéologie patriarcale la condamne toujours : c'est qu'Elle n'a pas su retenir son partenaire ! Des mères voient d'un œil tolérant les frasques de leurs garçons, mais craignent aussi que leurs filles "fautent" ! Alors les chansons sont là heureusement pour faire entendre une autre musique… même si la présente n'a pu être identifiée !

Dôle, ancien pavillon des officiers, architecte : Antoine-Louis Attiret, 1764-1768 (éd. Association des Amis des Musées du Jura).Il ne faut pas sous-estimer ce type de chanson comme témoignage de mentalité alors même que l'égalité statutaire des sexes tarde à se parfaire à l'aube du troisième millénaire ! Plaindre la maltraitance des filles dans une chanson traduit une prise de conscience réprobatrice : "Les sujets ne manquaient pas ; amours contrariées avec menaces de réclusion au couvent, pour les plus jeunes ; mariages arrangés par les parents, débouchant le plus souvent sur des unions désastreuses, pour les aînées ; maris tyranniques ou débauchés, que certaines n'hésitent d'ailleurs pas à tourner en ridicule ; fardeau du travail domestique et des maternités à répétition ; drames des filles-mères promises à la prostitution, etc."(4)

Si la chanson populaire continue à s'affirmer dans la dénonciation de tels faits à mesure que l'on avance vers le XXème siècle, la liberté de pensée du XVIIIème permet aussi de contester cette condition féminine que, dès le Moyen-Age, les pastorales suggéraient dans les dialogues rugueux entre bergère et séducteur aristocrate. Le culte marial, parallèlement, fut une résurrection du rôle quasi égal que la parèdre tenait dans le culte du couple divin celtique et que le christianisme biblique, avec la féodalité, avaient un temps occulté, avant qu'une morale bourgeoise ne prenne ensuite le relais. Si la révolte étudiante de 1968 est née de la revendication de pouvoir recevoir dans la chambre de cité U tel ou telle partenaire, notre chanson montre que cette liberté là est acquise au XVIIIème siècle, pour l'amante en question, partiellement libérée de certaines contraintes et pesanteurs coutumières de la société rurale et de son habitat. C'est la chanson sur une citadine qui vit dans une ville de garnison et reçoit son séducteur sans trop d'entraves ou crainte de parents coercitifs.

(1) Chants et chansons de Savoie, J. Laffitte reprints, Marseille, 1987, de l'édition de 1910, p. 139.
(2) Cl. Servettaz, ibid., p. 82.
(3) Ibid., p.83
(4) M. Robine, Anthologie de la chanson française, A. Michel éd., 1994, p. 585.

(suivante)