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1
Ma cruelle mère
Me tient renfermée au couvent.
Je me désespère
Dedans mes jeunes ans.
Privée des charmes,
De l'amant qui fit mon bonheur,
Je me fonds en larmes,
Je meurs en langueur.
2
Avec des béguines
Je ne puis vivre un seul instant.
Oui je me chagrine
En les voyant :
Leur mine sévère
Semble m'inspirer la frayeur.
Dans ce monastère
Tout me fait horreur.
3
Dans ma cellule
Si je m'amuse à réfléchir souvent
L'inquiétude vient me saisir.
Tout me rappelle
Le cher objet de mes amours.
Et mon cœur fidèle
L'aimera toujours,
L'aimera toujours.
4
Si je repose,
Après avoir longtemps pleuré,
C'est la sœur Rose
Qui vient m'appeler.
Si la cloche sonne
Faut me ranger à mon devoir :
Mon cœur en frissonne
De désespoir.
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5
C'est lorsqu'en cachette
Je veux écrire à mon amant,
Mais on intercepte
La lettre à l'instant.
Et si mes compagnes
Quelquefois viennent me voir
On m'accompagne
On reste au parloir.
6
Amour que j'implore
Viens me donner quelques secours.
L'on me dévore
La nuit et le jour.
Calme ma peine
Et fais moi voir le cher amant
Que mon cœur aime
Si tendrement.
7
Mère inflexible,
Prenez pitié de mes douleurs
Soyez donc sensible
A mes tendres pleurs.
Brisez vite mes chaînes
Et rendez-moi ma liberté.
Car hélas si j'aime
Vous avez aimé.
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Et dénonçant les bigotes
La féminisation de la vie religieuse au XVIIIème siècle
avec la permanence des communautés de femmes pendant la Révolution implique
nécessairement une réaction contraire qui en dénonce, non seulement certaines
vocations forcées, mais aussi des excès de quasi incarcérations(1). Cette
autre chanson du manuscrit y répétant comme leitmotiv le thème des filles
amantes condamnées au couvent contre leur gré, avec une règle d'isolement
qu'elles vivent comme un martyr et cherchent à briser ou contourner, est
ici particulièrement émaillée de détails significatifs, en sept strophes
de doléances. Elle montre peut-être implicitement la résistance de l'enfermée
: bien que les béguines ne prononcent pas de vœux, d'où leur surnom moqueur
(du néerlandais begart et beggen, "bavarder")(2), elles
vivent une communauté où la règle du silence ne s'impose pourtant pas
et où le qualificatif de pipelette bigote convient à leur propension,
si tant est que ce soit bien là l'origine étymologique de l'appellation.
Les
béguines logent dans des maisons groupées les unes après les autres et
qui forment un complexe d'habitat autonome, concentré comme dans un lotissement,
avec des places, des rues, une église, un cimetière, un hôpital et un
bâtiment important destiné aux besoins de la vie conventuelle. L'ensemble
est entouré d'un fossé et d'une enceinte. Les résidentes sont mi-religieuses
mi-laïques - ce sont des veuves et des vierges, d'où, corrélativement,
dans la chanson, le reproche que la jeune fille fait peut-être à la Supérieure,
à savoir doublement "Mère", qui pourrait être plus compréhensive, puisqu'autrefois
elle a elle-même aimé. Mais il s'agit plus vraisemblablement de l'invocation
à sa mère naturelle qui, bien que l'ayant engendrée, l'a contrainte
au couvent et est mise face à sa responsabilité. C'est en effet un directeur(3),
généralement un religieux appartenant à un ordre mendiant, ou l'évêque
qui est l'autorité hiérarchique d'un béguinage.
Au XVème siècle les béguines disparaissent de France, d'Allemagne
et se maintiennent seulement aux Pays-Bas. L'auteur de la chanson, au
XVIIIème, se référait-il vraiment à un exemple flamand, de lui plus ou
moins bien connu ?
Le programme architectural décrit semble plutôt celui d'un
classique couvent que d'un béguinage : les mots "monastère", "cellule",
"parloir", convergent en ce sens avec celui de "sœur" Rose, une pure religieuse.
Le terme de béguine, associé dans l'expression fausse béguine,
"fausse dévote", sens qui n'est plus attesté avant Richelet en 1860(4),
aurait pu être utilisé ici selon la seule signification susdite, car les
compagnes de la jeune fille, avec "leur mine sévère" l'effrayant, et l'espionite
ambiante, vont à l'encontre de la vraie et sereine dévotion. Le dictionnaire
d'Oxford(5) mentionne en effet que le qualificatif féminin bigote a été
appliqué de manière injurieuse aux Béguines, et rappelle que le premier
texte où figure le mot (1598) rend synonymes bigot et bigin
ou béguine.
(1) Notamment par la clôture. Ceux
qui la violent sont déclarés excommuniés ipso facto. La tendance
à une extrême rigueur persiste jusqu'au XVIIIème siècle, où la curie décide
d'accorder la possibilité d'émettre des vœux sans devoir entrer en clôture
(G. et M. Duchet-Suchaux, op. cité note 3).
(2) A. Rey, Dict. Hist. de la langue française, Le Robert éd.,
Paris 1992, p. 203.
(3) G. et M. Duchet-Suchaux, Les ordres religieux, Flammarion éd.,
Paris 1993, p. 38.
(4) A. Rey, ibid., p. 203.
(5) A. Rey, ibid., p. 219.
(suivante)
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