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L'AMANT EN PARTANCE POUR LES ILES
(air non identifié)


1

Ma chère Henriette
Je viens te faire mes adieux.
Charmante pouponne
Je quitte ce lieu
Pour aller aux îles.
Notre vaisseau est préparé.
Ma chère petite
Il faut nous embarquer.

2

La triste nouvelle,
Amant tu me perces le cœur !
Mon chère(1) fidèle, !
Hélas je me meurs.
Tu sais les promesses
Que tu m'a faites depuis longtemps.
Quoi tu me délaisses !
Quel fatal moment !.

3

Si je te délaisse
Hélas ce n'est que pour un temps.
Ma chère maîtresse
Reçois ce présent :
Mille écus pour gage.
Je te les donne comptants.
Est-ce là des marques
D'un fidèle amant ?


(1) Chéri serait préférable à l'adjectif, au féminin par nécessité d'ajouter une syllabe au vers.

4

Je crains le naufrage
Quand tu seras sur la mer.
Le vent et l'orage
Souvent sont contraires
La grande tempête
N'engloutisse ton vaisseau.
Il y a tout à craindre
A la rigueur des flots.

5

Je ne puis ma reine
Retarder d'un seul moment.
Notre capitaine
M'appelle à l'instant.
La cloche qui sonne,
Les voiles et les(2) mats sont dressés.
Ma chère mignonne
Il faut nous quitter.

6

Je ne puis mon cher
M'empêcher de verser des pleurs.
Regardant les voiles
Je vois mon malheur.
Adieu cher fidèle,
Cher objet de mes amours.
Je prierai sans cesse
Jusqu'à ton retour.


(2) L'article les n'est pas utile au libellé et introduit une syllabe excédentaire.

Le pied marin en Savoie ?

Les "îles" pour lesquelles doit embarquer l'amant d'Henriette sont les Antilles. D'autres chansons recueillies en Savoie par Ritz(1), ou par Servettaz avec présentation de Laborde et Delarue(2), font durer de cinq à sept ans(3) cette expédition, encore que l'autre exemple du présent recueil (n°34) ne prévoit que quinze mois d'absence.

Car voulant peupler les colonies françaises, le gouvernement royal fit tout pour recruter des engagés à long terme, y compris les civils, alors obligés de servir pendant trois ans pour les personnes n'ayant, par exemple, pas payé leur voyage pour la Guadeloupe.

Cette dernière avait été soustraite de sa dépendance à la Martinique, elle perdue au lendemain de son occupation anglaise (1759-1763). Mais cette île fut rendue à la France par le traité de Paris en 1763. Réorganisée par le physiocrate Mercier de la Rivière (1763-1764), la Martinique reçut alors des troupes pour sa défense, ce qui ne l'empêcha pas d'être réoccupée par les Anglais en 1794 et en 1809.

La chanson n'évoque pas de quelconque menace ou conflit armé concernant l'une ou l'autre île. Les dangers redoutés ne relèvent que d'une éventuelle mauvaise météorologie maritime. Le contexte régional étant donc à la paix on songe à situer un tel départ soit avant 1759, soit entre 1764-1794. Certes une très similaire chanson relevée par Servettaz, La chanson d'Angélique(4), paraphrasant presque strophe à strophe le même type d'adieux sur le quai d'un port pour l'Amérique, ajoute un détail chronologique, expliquant le départ par décision de Louis XVI. Cette œuvre est extraite du manuscrit chansonnier de M. Simond, ex-notaire à Chamonix - 40 kilomètres à vol d'oiseau de la Chapelle d'Abondance. Le document date du début du XIXème siècle ou de la fin du XVIIIème(5). Et la partition manque aussi.

Comment, pour les semblables chansons du recueil Berssous, affiner la datation ? Le départ pour l'Amérique ou pour les Iles, c'est à dire vers le même continent après la traversée de l'Atlantique, peut susciter sans doute les mêmes craintes et regrets d'une amante, sans que les buts et les périodes aient été identiques. La politique de la France à l'égard de ses îles coloniales, ou pour aider les Etats-Unis naissants contre les Anglais, s'est faite sur plusieurs décennies du XVIIIème siècle.

C'est du seul secours du vocabulaire que peut-être nous pouvons nous aider. Le substantif pouponne à l'époque "classique" - au sens où Voltaire et l'Encyclopédie définissent ce qualificatif stylistique - c'est à dire pour les auteurs au Siècle de Louis XIV - a servi de terme d'affection à l'adresse d'une jeune fille, d'une jeune femme. C'est avec cette signification que Molière l'utilise. Et si elle a perduré au XVIIIème siècle, c'est plutôt auparavant que le terme a eu sa plus courante utilisation. Faible présomption pour envisager notre présente chanson comme antérieure à 1759, à supposer que l'épisode militaire corrélatif, par son non-dit, soi aussi un indice !

Servettaz donne deux chansons (n°13 et 14) sur le thème de l'embarquement, titré par Ritz "Le départ pour l'Amérique" pour un troisième exemple. Avec les deux du manuscrit Berssous (la présente et la numérotée 34), ce sont cinq textes qui affirment, par rapport à d'autres chansons militaires, une originalité et spécificité certaines. Toutes sont composées de strophes de huit vers, aux rimes masculines-féminines en général bien alternées. Mais, musicalement, les strophes de quatre chansons se ramènent à quatre lignes mélodiques (découpées par un silence intermédiaire) qui sont porteuses de 11 à 13 syllabes, selon leur place dans l'enchaînement. Les lignes mélodiques de la version donnée par Ritz(6) - de 12 ou de 13 syllabes - mais autrement maillées, pourraient parfois porter certaines strophes de la présente du manuscrit Berssous. Leur rythme, à mouvement binaire net, selon Servettaz correspond à celui lourdement scandé de la marche chère aux conscrits.

Dans tous les textes, muets quasiment quant au régime militaire, le développement porte sur les dangers et inquiétudes, c'est-à-dire tous sujets de tristesse et de larmes de la part de la jeune fille, encore que le soldat s'afflige aussi de quitter sa maîtresse. La voix de celle-ci s'élève plaintive, douloureuse, persuasive pour retenir son bien-aimé. Lui, évidemment, évoque l'inexorable discipline de l'armée, prodigue les marques et annonces de fidélité, fait un ultime cadeau - conséquent ou symbolique - à celle qui priera pour lui(7).

Toutes ces chansons, enfin se retrouvent assez uniformément à travers les communes haut-savoyardes : La Chapelle-d'Abondance, Vacheresse, Chamonix, Saint-Gervais, Marlens. Dito pour la chanson n°1 de Servettaz, sur le même thème, sauf que les semblables quatre longues séquences mélodiques de chaque strophe ne totalisent qu'un quatrain : le collecteur savoyard les a trouvé à Héry-sur-Alby, Thônes, Etercy, Marcellaz, Annecy-le-Vieux, Vacheresse, Habère-Poche.

La Savoie étant fort éloignée de la côte atlantique où se situe le port réunissant les deux amants lors de la déchirure d'un départ, ce serait une autre navigation à préciser que celle d'une chanson dont le thème a pu ainsi s'acclimater en pays montagneux et alors étranger à la France. Mais le sujet de la séparation de ceux qui s'aiment, en des terres ou fréquemment apparaissent l'immigration et l'engagement dans une vie militaire contraignante, mais payante - à preuve le cinquième vers de la strophe 3 de la présente chanson, parlant de 1000 écus - suffisait à y faire trouver l'écho de la même sensibilité. Et la mélodie était peut-être, aussi, jolie : or la musique, plus que les textes et langues, ne connaît pas de frontière !

Autre connivence enfin : une même foi soutenue dans les régions maritimes et montagneuses, où le danger naturel, trop fréquent, incite à la religiosité, comme le prouvent les deux derniers vers de notre chanson. Que le collecteur du manuscrit Berssous soit demeuré sensible à un texte relatant l'adjuration d'une chrétienne le situe peut-être parmi les croyants, si la qualité d'ensemble de la chanson n'a pas été le seul critère de retenue.

(1) J. Ritz, Les chansons populaires de la Haute-Savoie, 3ème éd., Annecy, Abry éd., 1910, p. 105.
(2) D. Laborde et G. Delarue, Les chansons du soldat, C. Servettaz, Doc. d'Ethn. Rég., vol. 16, CARE, Grenoble 1997.
(3) Ibid., dans la première conférence de Servettaz, p. 36.
(4) Ibid., Chanson n°13, p. 63.
(5) Ibid.
(6) Op. cité.
(7) C'est le schéma que dresse C. Servettaz, op. cité, dans ses conférences.

(suivante)