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Le pied marin en Savoie ?
Les "îles" pour lesquelles doit embarquer l'amant d'Henriette
sont les Antilles. D'autres chansons recueillies en Savoie par Ritz(1),
ou par Servettaz avec présentation de Laborde et Delarue(2), font durer
de cinq à sept ans(3) cette expédition, encore que l'autre exemple du
présent recueil (n°34) ne prévoit que quinze mois d'absence.
Car voulant peupler les colonies françaises, le gouvernement
royal fit tout pour recruter des engagés à long terme, y compris les civils,
alors obligés de servir pendant trois ans pour les personnes n'ayant,
par exemple, pas payé leur voyage pour la Guadeloupe.
Cette dernière avait été soustraite de sa dépendance à la
Martinique, elle perdue au lendemain de son occupation anglaise (1759-1763).
Mais cette île fut rendue à la France par le traité de Paris en 1763.
Réorganisée par le physiocrate Mercier de la Rivière (1763-1764), la Martinique
reçut alors des troupes pour sa défense, ce qui ne l'empêcha pas d'être
réoccupée par les Anglais en 1794 et en 1809.
La chanson n'évoque pas de quelconque menace ou conflit
armé concernant l'une ou l'autre île. Les dangers redoutés ne relèvent
que d'une éventuelle mauvaise météorologie maritime. Le contexte régional
étant donc à la paix on songe à situer un tel départ soit avant 1759,
soit entre 1764-1794. Certes une très similaire chanson relevée par Servettaz,
La chanson d'Angélique(4), paraphrasant presque strophe à strophe
le même type d'adieux sur le quai d'un port pour l'Amérique, ajoute un
détail chronologique, expliquant le départ par décision de Louis XVI.
Cette œuvre est extraite du manuscrit chansonnier de M. Simond, ex-notaire
à Chamonix - 40 kilomètres à vol d'oiseau de la Chapelle d'Abondance.
Le document date du début du XIXème siècle ou de la fin du XVIIIème(5).
Et la partition manque aussi.
Comment, pour les semblables chansons du recueil Berssous,
affiner la datation ? Le départ pour l'Amérique ou pour les Iles, c'est
à dire vers le même continent après la traversée de l'Atlantique, peut
susciter sans doute les mêmes craintes et regrets d'une amante, sans que
les buts et les périodes aient été identiques. La politique de la France
à l'égard de ses îles coloniales, ou pour aider les Etats-Unis naissants
contre les Anglais, s'est faite sur plusieurs décennies du XVIIIème siècle.
C'est du seul secours du vocabulaire que peut-être nous
pouvons nous aider. Le substantif pouponne à l'époque "classique"
- au sens où Voltaire et l'Encyclopédie définissent ce qualificatif stylistique
- c'est à dire pour les auteurs au Siècle de Louis XIV - a servi de terme
d'affection à l'adresse d'une jeune fille, d'une jeune femme. C'est avec
cette signification que Molière l'utilise. Et si elle a perduré au XVIIIème
siècle, c'est plutôt auparavant que le terme a eu sa plus courante utilisation.
Faible présomption pour envisager notre présente chanson comme antérieure
à 1759, à supposer que l'épisode militaire corrélatif, par son non-dit,
soi aussi un indice !
Servettaz donne deux chansons (n°13 et 14) sur le thème
de l'embarquement, titré par Ritz "Le départ pour l'Amérique" pour
un troisième exemple. Avec les deux du manuscrit Berssous (la présente
et la numérotée 34), ce sont cinq textes qui affirment, par rapport à
d'autres chansons militaires, une originalité et spécificité certaines.
Toutes sont composées de strophes de huit vers, aux rimes masculines-féminines
en général bien alternées. Mais, musicalement, les strophes de quatre
chansons se ramènent à quatre lignes mélodiques (découpées par un silence
intermédiaire) qui sont porteuses de 11 à 13 syllabes, selon leur place
dans l'enchaînement. Les lignes mélodiques de la version donnée par Ritz(6)
- de 12 ou de 13 syllabes - mais autrement maillées, pourraient parfois
porter certaines strophes de la présente du manuscrit Berssous. Leur rythme,
à mouvement binaire net, selon Servettaz correspond à celui lourdement
scandé de la marche chère aux conscrits.
Dans tous les textes, muets quasiment quant au régime militaire,
le développement porte sur les dangers et inquiétudes, c'est-à-dire tous
sujets de tristesse et de larmes de la part de la jeune fille, encore
que le soldat s'afflige aussi de quitter sa maîtresse. La voix de celle-ci
s'élève plaintive, douloureuse, persuasive pour retenir son bien-aimé.
Lui, évidemment, évoque l'inexorable discipline de l'armée, prodigue les
marques et annonces de fidélité, fait un ultime cadeau - conséquent ou
symbolique - à celle qui priera pour lui(7).
Toutes ces chansons, enfin se retrouvent assez uniformément
à travers les communes haut-savoyardes : La Chapelle-d'Abondance, Vacheresse,
Chamonix, Saint-Gervais, Marlens. Dito pour la chanson n°1 de Servettaz,
sur le même thème, sauf que les semblables quatre longues séquences mélodiques
de chaque strophe ne totalisent qu'un quatrain : le collecteur savoyard
les a trouvé à Héry-sur-Alby, Thônes, Etercy, Marcellaz, Annecy-le-Vieux,
Vacheresse, Habère-Poche.
La Savoie étant fort éloignée de la côte atlantique où se
situe le port réunissant les deux amants lors de la déchirure d'un départ,
ce serait une autre navigation à préciser que celle d'une chanson dont
le thème a pu ainsi s'acclimater en pays montagneux et alors étranger
à la France. Mais le sujet de la séparation de ceux qui s'aiment, en des
terres ou fréquemment apparaissent l'immigration et l'engagement dans
une vie militaire contraignante, mais payante - à preuve le cinquième
vers de la strophe 3 de la présente chanson, parlant de 1000 écus - suffisait
à y faire trouver l'écho de la même sensibilité. Et la mélodie était peut-être,
aussi, jolie : or la musique, plus que les textes et langues, ne connaît
pas de frontière !
Autre connivence enfin : une même foi soutenue dans les
régions maritimes et montagneuses, où le danger naturel, trop fréquent,
incite à la religiosité, comme le prouvent les deux derniers vers de notre
chanson. Que le collecteur du manuscrit Berssous soit demeuré sensible
à un texte relatant l'adjuration d'une chrétienne le situe peut-être parmi
les croyants, si la qualité d'ensemble de la chanson n'a pas été le seul
critère de retenue.
(1) J. Ritz, Les chansons populaires de
la Haute-Savoie, 3ème éd., Annecy, Abry éd., 1910, p. 105.
(2) D. Laborde et G. Delarue, Les chansons du soldat, C. Servettaz,
Doc. d'Ethn. Rég., vol. 16, CARE, Grenoble 1997.
(3) Ibid., dans la première conférence de Servettaz, p. 36.
(4) Ibid., Chanson n°13, p. 63.
(5) Ibid.
(6) Op. cité.
(7) C'est le schéma que dresse C. Servettaz, op. cité, dans ses conférences.
(suivante)
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