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UNE JEUNE NOVICE, PAR UN DOUX EXERCICE...


1

Au bord d'un clair ruisseau
Une jeune bergère,
Dans sa course légère,
Regardait couler l'eau :
Ainsi passent ces jours,
Dit-elle, du bel âge,
Et pour en faire usage,
Donnons-le à l'amour.

2

Esclavage des désirs,
Il ne faut plus attendre
Que l'on ne puisse plus prendre
Les amoureux plaisirs.
Laissons-nous enflammer
Pendant notre jeunesse
Car dans notre vieillesse
Il n'est plus temps d'aimer.

3

Sans retour et sans refus
Quand l'onde fugitive
A quitté cette rive,
Elle n'y revient plus.
Les charmes et les appas
Suivent les mêmes traces,
L'air ne voit point grâce
De retourner sur ses pas.

4

Rien ne fut fait en vain
Tout agit, tout désire
Aimer, et se le dire
C'est remplir son dessein.
L'aurore est pour ce jour
Le soleil pour le monde
Le rivage est pour l'onde
Notre cœur pour l'amour.

5

Dans l'entetos d'un couvent
Une jeune novice
Par un doux exercice
Soulageait son tourment.
Ah grand dieu, se dit-elle(1),
Si j'avais mon usage
Duquel je tiens lignage
De plaisir j'en mourrais.


(1) Forme verbale sans soute erronée puisque ne rimant pas avec celle du dernier vers. Proposition:
Au grand dieu elle disait :

Diable, pourquoi s'exerçait-elle ainsi dans un endroit approprié du couvent ?

Le Chansonnier français associe, avec l'incipit de la chanson, plusieurs versions, par exemple sous le titre Conseils, dans son recueil II, p. 71, avec l'air ici donné(1), portant neuf strophes de recommandations sur l'équilibre de sentiments amoureux à cultiver. Et le même ouvrage, sous l'identique incipit, mais sur un autre timbre, fournit une pièce intitulée L'espoir fondé(2), dont nous reproduisons aussi la mélodie. Mais sur le premier air, sous le titre L'image de la vie (t. I, p. 156 dudit Chansonnier François), existent, à une strophe près, tous les couplets du manuscrit Berssous, et mieux rédigés ! Le texte de notre chanson est poétiquement bien bâti. Et le sujet relève indubitablement d'une religion, d'une morale et d'une philosophie optimistes, typiques du siècle. Plutôt que de les qualifier de libertines, replaçons les dans leur contexte culturel, brossé par un spécialiste(3) :

L' "admirable machine de l'univers confirmait à Newton l'existence d'un Dieu créateur auquel il croyait avec ferveur - et c'est bien ainsi que Voltaire et la plupart de ses contemporains l'ont compris. Alors que le mécanisme de Descartes avait conduit à l'athéisme un certain nombre de "géomètres", Newton paraît donner de nouvelles raisons de croire en un dieu providentiel, le même pour tous les hommes… Etre moral, c'est être utile à la société, mais grâce à la providence nos propres besoins coïncident avec ceux du groupe : "Fais ton bonheur enfin par le bonheur d'autrui" (Voltaire). Ainsi plus de conflit entre la vertu et le bonheur, vouloir être heureux, c'est accomplir les desseins de Dieu - et comme le bonheur n'est qu'un autre nom du plaisir ("celui-là est actuellement heureux qui a du plaisir" écrit par exemple Voltaire), le plaisir sera le critère de la morale. - ce plaisir n'étant pas seulement celui des sens, mais aussi le plaisir de l'âme…". Et avec notre chanson, cette religion naturelle semble envisagée à travers maints exemples (l'écoulement de l'eau, du temps, de l'air, etc.…) dans une totale cosmogonie. Et par qui ? Par une bergère qui a les pieds sur terre et s'abandonne sans honte aux plaisirs de ce monde ! Ce que ne peut faire autant la jeune novice qui passe un laps d'épreuve dans un couvent avant de prononcer ses vœux définitifs, aux dires du seul dernier couplet du recueil Berssous !

Le Carmel de Saint-Denis

Rien ne dit que sa profession de foi ne soit pas sincère. Elle regrette seulement, par une règle contraire à la nature, de n'avoir, pour soulager son tourment, que la seule solution de la masturbation, au lieu d'un bon amant.

Où ? D'ans l'entetos(4) du couvent… Le mot n'appartient à aucune encyclopédie française. Il semble donc astuce terminologique de l'auteur du texte, pour dissimuler le lieu de cet acte profane : s'il s'agissait du noviciat, partie d'un couvent réservée aux novices, ce substantif pouvait être utilisé, car il comporte le même nombre de pieds que l'hapax. Le lieudit sent réminiscence savante, de prudence autant que d'anticomanie du siècle. On songe au grec ENTHETOS, un participe au spectre de signification étendu, et, pris comme substantif qui peut avoir le sens de lieu approprié, mis pour soi, de dépôt, etc.…

Dans un siècle où le libéralisme, la tolérance doivent être alors protégés, défendus, car on y a supplicié puis exécuté Calas à la roue, ou quand on y a mutilé et brûlé vif le chevalier de la Barre, grave serait toute accusation de libellé attentatoire et sacrilège en évoquant seulement l'acte de la novice à l'intérieur d'un couvent. Un lieudit vague, interprétable dans un sens ou un autre, acceptable cellule individuelle, à soi, ou à l'inverse, un infamant dépotoir, et habillé de grec, était par contre un euphémisme habile(5).

L'image de la vie, Chansonnier françois.

Le texte de la chanson évoque un déterminisme naturel et une prudence, une maîtrise du style, philosophiques d'esprit, sinon de plume. L'auteur est-il déiste ou matérialiste ? Entre autres, on peut songer à Diderot, Voltaire, Crébillon ou à de talentueux émules des Lumières. L'ensemble du poème bien titré L'image de la vie est donné après les partitions.

Chansonnier français, n°66 J'ai bientôt quatorze ans:

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T. I du reprints, p. 145, Au bord d'un clair ruisseau :

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(1) In reprints Slatkine, op. cité, t. I, p. 95 et 141, air n°66.
(2) Ibid., t. I, p. 117, air n°105, p. 145.
(3) M. Kerautret, La littérature française au XVIIIème siècle, op. cité.
(4) Orthographié comme au manuscrit, donc peut-être mal.
(5) Concernant, rappelons-le, une novice, c'est-à-dire en apprentissage et encore, en principe, mal dégagée des contingences charnelles, ce qui rendait le cas moins ostensiblement scandaleux.


L'Oïkèma, un projet de Claude Nicolas Ledoux (1736-1806) qui, grâce à l'hellénisme étymologique du mot savant signifie certes "la maison" mais sous-entend accessoirement la connotation de l'hédonisme, du plaisir et de la tolérance, ce que conforme le tracé à morphologie phallique du plan de rez-de-chaussée de l'édifice. Car les architectes du XVIIIème siècle savaient dissimuler aux esprits très prudes dans les plans des "folies" à destination plus ou moins libertines et de divertissement - de riches bâtisses dont le libre jeux des volumes extérieurs et des façades corrélatives ne permettaient pas au non-initié de comprendre aussi lisiblement la vocation de l'établissement, et d'attaquer ses maîtres d'œuvre et d'ouvrage en justice.

L'entetos de la chanson doit être de la même veine, mais avec une prudence de vocabulaire don Claude Nicolas Ledoux n'a cure puisque, selon lui : "Ce qu'un gouvernement n'ose faire, l'architecte l'affronte…"

(suivante)