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LE PUCELAGE FRIPONNÉ PAR UN VOLAGE


1

Ma charmante Iris je vous aimerai(1)
Les éloges de mon cœur !
Mon sort serait heureux
D'être aimé de vos beaux yeux.
Ma charmante Iris
Je vous aimerai.

2

Monsieur, si votre fortune
Ne dépend que de vous aimer
Allez vite sans rancune
Vous sera mon bien aimé.
Je vous aime assez
Pour vous épouser.

3

Mademoiselle vous êtes bien obligeante(2)
Pour un garçon comme moi
Qui ne vit que dans l'inconstance
Et qui change tous les mois.
Allez, croyez-moi,
Faites comme moi.

4

Monsieur de l'ingratitude
Mon cœur ne mendie pas.
Si vous avez l'habitude
De changer souvent d'appas
Allez, croyez moi, Ne revenez pas.


(1) Vers bien trop long par rapport à ceux des autres strophes ou variantes connues, et la rime devrait s'accorder à celle du troisième vers ! L'incipit pourrait s'améliorer sous la forme : Recevez Iris, d'un amoureux.
(2) Même remarque de structure. Le vers peut être remplacé par : Ayez, Iris, l'obligeance.

5

Croyez vous Mademoiselle
Que je n'ai fait l'amour qu'a vous ?
J'ai bien aimé d'autres filles
Cent fois plus jolies que vous.
Allez, croyez moi,
Je me fous de vous.

6

Papillon prête moi tes ailes
Et les attache à mon cœur
Pour voler sur cet infidèle
Qui m'a ravi mon cœur.
Par son air flatteur
C'est un enjôleur.

7

Je n'avais qu'un pucelage
Que le ciel m'avait donné.
Et par son amour volage
L'ingrat me la friponné.
Pour ma récompense
Il m'a délaissée.

8

Une fille est une rose
C'est un objet bien changeant
Qui ne vit et n'est éclose
Et qui change tous les mois.
La charmante Iris
En a tout autant.

Un lépidoptère qui ne meurt pas après l'accouplement

Tiersot(1) écrit la difficulté qu'il eut, au début de ce siècle, à bâtir une version structurée de cette chanson : "4 versions recueillies à Seez (Tarentaise), Aoste, et 2 Bessans. Cf. Guillon, Ain, p.403. J'ai recueilli la même chanson en Normandie, ce qui suffit à montrer toute l'étendue de sa popularité(2). A dire vrai, la plupart des versions sont fort incohérentes, et il n'a pas fallu moins que la réunion de tous ces textes pour arriver à dégager une forme à peu près raisonnable et correcte". J.Urbain évoque la même complexité en Romandie :

L'indifférent, par Watteau (1684-1721), musée du Louvre"En Suisse romande, nous en avons répertorié cinq versions, en majorité jurassiennes, dont quatre manuscrites qui se répartissent de la façon suivante : trois figurent au manuscrit d'Arthur Rossat (B.N.), deux sont accompagnées d'un air noté. La première, avec mélodie, a été retrouvée respectivement à Porrentruy, à Coeuve et à Château-d'Oex. La seconde provient du Locle et la dernière d'Epiquerez et d'Alle, sans notation musicale. La quatrième de ces versions manuscrites appartient au chansonnier Chavanne, de Coeuve, version mentionnée également par Rossat. Si les couplets de cette dernière version sont identiques à ceux de Porrentruy et de Château-d'Oex, en revanche leur répartition dans la chanson est totalement différente (1, 6, 3, 5, 2, 4). Quant à l'unique version imprimée, celle-ci figure dans le recueil Vieux airs, vieilles chansons, fascicule 1, publié à Porrentruy en 1916, par la Société jurassienne d'émulation. Dans le chansonnier de Chavanne, la chanson a pour titre : Un farceur.

Le nombre des couplets est variable. De quatre au Locle, Epiquerez et Alle, il passe à six à Porrentruy et Château-d'Oex, pour s'élever à sept dans Vieux airs, vieilles chansons…

Sur le fond et sur la formule strophique, la majorité des versions folkloriques se ressemblent. En revanche, elles sont d'une incohérence évidente. Et, c'est précisément à partir de cette incohérence que la chanson pose des problèmes complexes de remaniement et de transformation, opérés par la tradition orale qui a fait, dans un premier temps, éclater la chanson, pour mieux ensuite, dans un deuxième temps, faire surgir des versions incohérentes. Patrice Coirault fait notamment remarquer que la tradition a une tendance assez nette à raccourcir les chansons longues et allonger, si peu que ce soit, les courtes. Dans l'un et l'autre cas, la tradition paraît, en gros, opérer en deux temps : des couplets tombent, soit parce qu'ils ne sont pas significatifs, soit parce qu'ils ralentissent le mouvement, diluent l'action, soit que la mémoire les oublie sans raison apparente. Il se produit ainsi une épuration parfois excessive"(3).

La version Berssous est, avec ses 8 couplets, parmi les plus longues. Selon les variantes, dans des strophes homologues, quelques vers différent, souvent plus sur la forme que pour l'esprit, quand le substantif rose remplace par exemple celui de pucelage, plus cru, et propre à notre exemple chablaisien, semble-t-il, puisque nous n'avons pas connaissance des versions relevées jusqu'au Canada, par M. Barbeau notamment(4).

Tiersot(5) commente le thème de la chanson avec contrariété : "Il y a toujours quelque chose d'un peu choquant dans ces dialogues d'amour où la femme adresse les discours les plus tendres à un insensible amant qui répond par des brutalités". La forme d'un tel échange n'aurait pourtant pas dû l'étonner tant il a donné- en langue française et vernaculaire, d'exemples de deux partenaires d'un couple s'exprimant tour à tour, dans lequel un galant d'une classe supérieure, chevalier ou monsieur, tente avec (ou le plus souvent sans) succès de séduire une bergère méfiante. Créé par les troubadours méridionaux, le thème repris par les trouvères, aura, depuis la célèbre pastourelle de Thibaud de Champagne, un succès populaire(6). Le bon peuple s'y retrouve dans son dialogue de la bergère rembarrant le noble :

- Belle, votre amour vous demande
L'aurez de moi riche atour
- Elle répond "tricheurs
Sont beaucoup trop les chevaliers
Mieux aime Perrin, mon berger
Que riche homme menteur"
.

L'absence de prudence vis à vis de ces Don Juan et autres redoutables cavaleurs, sans autres lois que celles de leurs volontés ou caprices, la chanson continue d'en reprendre le thème que Molière a traité aussi, en 1665 mais dû faire vite retirer, sa pièce ayant été discrètement interdite. Car après Tartuffe, c'en était trop de présenter ensuite un haut aristocrate comme le plus pur héros du mal, de l'amoralisme, bravant les usages établis, la fidélité, le respect de la femme.

Le vrai Casanova du XVIIIème siècleAu 18ème siècle, les mentalités ont par contre évolué et le libertinage est devenu à la mode dans certains milieux. La chanson semble moins nette, aussi, en ce qui concerne la ségrégation sociale. Néanmoins, davantage dans la version Berssous que dans les ultérieures folkloriques, la jeune femme, désintéressée, avec une conjugaison verbale défectueuse (strophe 2, vers 3) s'inscrit bien dans la filiation de la paysanne ou bergère des pastourelles dialoguées (d'origine médiévale), malgré son prénom de déesse ailée et colorée.

Et la virginité reste certes valeur féminine, encore que la victime se remettrait de cette perte si elle pouvait être aussi papillon volage, comme le suggère la dernière strophe de la version Tiersot. Le géniteur, lui, n'a que propos libertins sur le vagabondage sexuel qu'il pratique.

Fi du naturalisme, chez les lépidoptères, le mâle meurt juste après l'accouplement !

Mais la métaphore d'une tel insecte qui papillonne, c'est à dire qui passe constamment d'une fleur, d'une chose ou d'une personne à une autre, s'accorde à la symbolique messagère des Dieux, l'Iris de la version chablaisienne impliquant presque les ailes et les couleurs de l'arc-en-ciel dont la dote la mythologie antique. Le couple est ainsi approprié. Les commentaires démesurés sur l'intervention de l'insecte buteraient cependant sur une remarque de Coirault(7). Selon lui la "chanson était à son origine "un dialogue badin entre la belle et le papillon qui prennent la parole suivant une alternance régulière, chacun à son tour disposant d'un couplet entier". Il ne reste rien de ce dialogue courtois, la tradition folklorique a semé la zizanie en dénaturant le dialogue par l'intrusion d'un amant inconstant.

Toujours d'après Coirault, le modèle folklorique est le produit d'une étonnante contamination. "Or, dit-il, le couplet de tête de cette chanson traditionnelle et trois des autre ont été fournis par cinq couplets d'une chanson des rues qui en comporte neuf dont le texte le plus ancien (provient) d'un cahier de vingt-quatre pages", portant le permis d'imprimer et de colportage du 13 octobre 1738, publié à Troyes. Un deuxième texte a été publié à Paris le 16 septembre 1738, par la veuve Valleyre, déposé à la Bibliothèque de l'Opéra de Paris. Malheureusement, nous n'avons consulté ni l'un ni l'autre de ces cahiers de colportage. Par conséquent, nous ne sommes pas en mesure d'apprécier la part de transformation et d'affabulation que la tradition a fait subir aux textes de colportage. Inutile de conjecturer davantage, mieux vaut en rester là", conclut prudemment J. Urbain(8).

Cliquez pour écouter (1ère mélodie)

(1) J. Tiersot, Chansons populaires…, op. cité, p. 281.
(2) Conrad Laforte, Catalogue…, op. cité, p.281.
(3) J. Urbain, La chanson populaire en Suisse romande, éd. de la Thièle, Yverdon, 2. Vol., 1977 et 1978, XXXI, Petit papillon volage, p. 311 et s.
(4) Publiées dans Alouette, collection parue en 1946, à Montréal où il en a recueillies treize. J. Urbain, op. cité, donne la bibliographie des autres sources du Québec (E. Gagnon, Sœur Marie-Ursule, M. et R. D'Harcourt).
(5) J. Tiersot, Chansons populaires…, op. cité, p. 281.
(6) G. Charriere etc., Chansons savoyardes…, op. cité, p. 89 et s.
(7) P. Coirault, Recherches sur notre ancienne chanson populaire traditionnelle, Exposé V, p. 568, Paris 1933.
(8) J. Urbain, op. cité, p. 316.

(suivante)