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LE SOUPIRANT RÉCOMPENSÉ
ou Les malheurs d'une fille


1

Ah pourquoi vouloir
Qu'une personne chante
Lorsqu'elle n'a pas
Son cœur en liberté ?
Laissez chanter
Ceux que l'amour contente
Et laissez moi
Dans mon malheur pleurer !

2

Pleurez mes yeux
Pleurez mon sort funeste :
J'ai tout perdu
En perdant mon Iris.
Cruel destin,
Prenez ce qu'il me reste,
Ou rendez moi
Ce que vous m'avez pris.

3

Tous les témoins
De mon cruel martyr
Ce sont les bois,
Les oiseaux d'alentour
Et les échos
Qui ne cessent de dire :
Je plains ton sort
Malheureux en amour.

4

Que faut il donc,
Belle Iris pour vous plaire ?
Faut-il mon sang,
Il est prêt à couler.
Mais si mon sang
Ne peut vous satisfaire,
Faut-il ma mort ?
Vous n'avez qu'à parler.

5

Après ma mort
Vous pleurerez, je jure ;
Vous m'aimerez,
Il n'en sera plus temps.
Vous marcherez
Dessus ma sépulture
En regrettant
Ce plus fidèle amant.

6

Prenez mon cœur
Et n'en aimez point d'autre.
Il est à vous,
Je ne prétends plus rien.
Mais si j'apprends
Que vous en aimez d'autres
Tout aussitôt
Je reprendrais le mien.

A la Renaissance déjà

Les six strophes du manuscrit Berssous et les six de l'ouvrage de Tiersot sur la chanson populaire des Alpes françaises n'en ont que quatre en commun. C'est dire que l'on double à huit au total la longueur de la partie textuelle de la chanson par cette complémentarité. Le très exhaustif commentaire de Tiersot (p. 290 de son ouvrage) mérite d'être cité en entier.

Gravure"A la lecture de ce morceau, tout le monde se demandera ce qu'une telle poésie de cour vient faire dans ce recueil. Il est incontestable que son style diffère considérablement de celui de la poésie populaire, et qu'il atteste une toute différente origine. Mais il n'est pas moins vrai que la chanson jouit dans les campagnes françaises d'une popularité dont il serait difficile de dire les causes. M. de Puymaigre l'a recueillie en Lorraine (II, 187), et, dans les Alpes, j'en ai trouvé trois versions, deux à Bessans (Maurienne), une à Névache (Briançonnais) : le texte s'en est conservé partout d'une façon très exacte, avec très peu de variantes entre les versions.

Elle nous fournit une observation plus intéressante encore : seule de son espèce on la trouve à la fois dans la tradition populaire et dans l'œuvre d'un des plus grand maîtres de l'art musical de la Renaissance. Voici en effet sur quel texte se chante la première chanson à quatre voix des Meslanges d'Orlande de Lassus, imprimée à Paris dès 1555 :

Las ! voulez-vous qu'une personne chante
A qui le cœur ne fait que soupirer ?
Laissez chanter celui qui se contente,
Et me laissez mon seul mal endurer.

Il est certain que c'est là le premier couplet (les livres de chansons polyphoniques n'en donnent jamais davantage) de la chanson devenue populaire, et, je le répète, le cas, jusqu'ici, est unique. En tout cas il est intéressant de constater que les vers d'une chanson qu'on chantait à Paris au milieu du XVIème siècle se retrouvent encore aujourd'hui dans la mémoire des paysans des vallées les plus reculées des Alpes.

La mélodie populaire diffère assez notablement du thème traité par Roland de Lassus : cependant la tonalité, la mesure et la forme générale sont presque semblables, et il se pourrait bien que l'une et l'autre dérivassent d'un type commun. Voir là-dessus l'étude plus détaillée que j'ai publiée dans le Ménestrel du 12 janvier 1896".

Dans les versions de Bessans s'ajoutent en finale quatre vers qui, selon Tiersot, sont aussi les variants d'une chanson dauphinoise et savoyarde très populaire, notamment en Chablais, mais aussi sur un air différent :

Derrière chez nous y-a-t-un' haute montagne ;
Moi mon amant, nous la montons souvent
En la montant, hélas ! qu'il y a de la peine !
En descendant, y a du soulagement.

Cette référence au contexte montagneux, n'est pas associée en même complément à la version du chansonnier Berssous. Curieux et en tout cas indicatif pour qui voudrait traquer les origines, migrations de cette chanson et mutations de ce patrimoine apparenté.

Car Servettaz est lui aussi intrigué que cette toute autre chanson (d'ailleurs titrée Derrière chez nous il y a-t-une montagne) ait tendance, "par suite d'un amalgame assez curieux", à prêter ses strophes à une non moins populaire chanson de Savoie "Chère Eugénie tu dors bien à ton aise". Et Tiersot trouve encore que tel couplet ou timbre du Mal d'amour s'amalgame ou interfère de plus avec elle. Les deux ethnomusicologues relèvent chacun quelque ressemblance rythmique, voire mélodique, assez normale dans la mesure où des quatrains enchaînent vers de 11 et 10 syllabes, comme si, en conséquence, les timbres pouvaient, devenus interchangeables en demeurant dans l'esprit de la musique et des textes de l'époque, quasi servir de vaudevilles ou être groupés en pot-pourris. Servettaz donne d'ailleurs sur l'air de Comment vouloir… sa chanson n°37 du Jardin d'amour qui brode, à peine différemment, sur le même thème.

Quitte à compliquer, mais afin de mieux étoffer la problématique nous reproduisons, après la partie musicale à variante textuelle (et commentée) de Tiersot, les deux différentes partitions collectées par Servettaz(1) à Habère-Lullin et à Abondance : leur dernière strophe peut même devenir la neuvième à ajouter au tout. Ces paroles, en 1908, étaient déjà tirées d'un vieux manuscrit communiqué à Cl. Servettaz par M. J. Simond.

Dans le texte qui comporte un dialogue, selon la place où est introduite la strophe de réponse de l'amante implorée, l'esprit de la conclusion change un peu le titre à donner à la chanson, que Servettaz, lui, intitule par exemple Les malheurs d'une fille, Tiersot se contentant par contre de l'incipit.


DOCUMENTS

Comment vouloir qu'une personne chante, extrait musical tiré de Anthologie de la chanson française, La tradition, Cd n°1, 16, production EPM : cliquez ici pour écouter.

Extrait de Chansons populaires recueillies dans les alpes françaises par J. Tiersot, Librairies dauphinoise et savoyarde,Grenoble et Moûtiers, 1903, chapitre IV,Les chansons d'amour, p. 289-290.

Cliquez pour écouter

COMMENT VOULOIR QU'UNE PERSONNE CHANTE ?

2 Comment vouloir qu'une personne chante
Quand ell' n'a pas son cœur en liberté ?
Laissez chanter ceux que l'amour contente,
Et laissez moi dans mon malheur pleurer !

5 Pleurez, mes yeux, pleurez mon sort funeste :
J'ai tout perdu en perdant mon Iris.
Cruel destin, prenez ce qui me reste,
Et rendez moi ce que vous m'avez pris.

9 Prenez mon cœur et donnez-moi le vôtre :
Il est à vous, je n'en prétends plus rien ;
Mais si j'apprends que vous aimez un autre,
Tout aussitôt je reprendrai le mien.

13 J'avais juré de n'aimer qu'une fille ;
J'avais juré de la toujours aimer ;
Quand je la vois, je passe mon martyre ;
Quand je la vois, je passe mon tourment.

17 Que faudra-t-il, belle Iris, pour vous plaire ?
Faut-il mon sang ? Il est prêt à couler.
Mais si mon sang ne peut vous satisfaire,
Faut-il ma mort ? Vous n'avez qu'à parler.

21 Après ma mort, vous pleurerez, je jure ;
Vous m'aimerez, ce ne sera plus temps.
Vous marcherez dessus ma sépulture
En regrettant le plus fidèle amant.

Var.
1 Comment vouloir…
2 Lorsqu'ell' n'a pas son cœur…
5. Pleurez, enfants…
9-12 Ce couplet n'existe que dans les version Bess. Il est dernier dans la version lorraine de Puymaigre.
13-16 Ce couplet n'existe que dans la version Név.
18-22 Ces vers sont délayés dans la version Név., non sans incohérence.
21 ……. Vous m'aimerez…. La version Nev. introduit à la suite les trois couplets donnés ci-dessus de la chanson du Mal d'amour, qui n'ont de commun que le rythme des vers avec la présente chanson, mais en diffèrent essentiellement pour le sentiment, l'expression, le sujet même.
Les versions Bess. donnent elles-mêmes à la fin les quatre vers suivants :

Là-bas chez nous y a un jardin de rose
Où les amants en vont cueillir souvent :
Mais en allant y a beaucoup de peine :
En revenant, y a du soulagement . (2)

Cliquez pour écouter la première mélodie

(1) Cl. Servettaz, Chansons rustiques savoyardes, extrait de R.S. 1908, p. 230.
(2) Les vers sont peu différents des chablaisiens de l'autre chanson populaire évoquée ci-dessus dans le commentaire.

(suivante)

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