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89
ISABEAU PASSEZ L'EAU AVEC MOI
(air non identifié)


1

Quel est donc cet être nouveau
Que j'aperçois briller sur l'eau.
Son doux éclat est sans pareil
C'est plus beau que le soleil.
C'est vous adorable Isabeau.
Amenez moi votre bateau
Je veux embarquer avec vous.
Venez, venez c'est un plaisir bien doux.
C'est un plaisir bien doux (bis)
Venez, etc.

2

Qu'entends-je :
quel ton enchanteur
Pénètre le fond de mon cœur ?
J'ai peur qu'un discours si flatteur
Ne provienne d'un séducteur.
Filles, à quinze ans ont doit craindre tout,
Même ce qui flatte son goût.
Souvent on s'y trouve attrapé.
Hélas, hélas, c'est bien la vérité (bis)
C'est bien la vérité, etc.

3

Vous êtes la fleur du printemps
Vous plaisez à tous les amants,
Mais si je m'embarque avec vous
Je suis le plus heureux de tous.
Etant délicat et discret
Je sais bien garder un secret.
Si j'ai placé dans votre cœur.
Je suis, je suis au comble du bonheur,
Au comble du bonheur (bis)
Je suis, etc.

4

Quand on croit si légèrement
Cette faute de discernement,
Céder sans avoir combattu
C'est aussi manquer de vertu.
Souvent l'honneur fait le plongeon,
Quand l'amour mène l'aviron.
On pleure, mais il n'est plus temps.
Et puis, et puis adieu tous les serments
Adieu tous les serments, et
Puis, etc.

5

Ce dieu s'intéresse pour moi
Tout doit ici subir sa loi
Il vous ordonne en ce moment
D'avancer mon embarquement
Et si j'entre dans votre bord
Nous ramerons tous deux d'accord.
Et bientôt nous arriverons
Au lieu, au lieu que tant nous désirons
Que tant nous désirons, au lieu (bis)
Etc.

6

Entrez vite dans mon bateau
Ramons ensemble. Passons l'eau.
Allons dans ce lieu de désirs
Où l'on goûte de vrais plaisirs.
Choisissons tous deux le moment
De cet heureux embarquement.
Les grâces précèdent nos pas
Hélas, hélas que l'amour à d'appas
Que l'amour à d'appas (bis).
Hélas, etc.

Les métaphores de la batellerie au service de l'amour

Stéréotype de chanson du XVIIIème siècle où une batelière de convention égrène des banalités sur le jeu de l'amour, en enclenchant, selon son gré ou non, l'embarquement pour Cythère ! Le travail de versification est irréprochable, dans un français classique excluant tout régionalisme franco-provençal. Car il n'y a aucun terme relevant de la batellerie lacustre ou lémanique. Un Savoyard de souche, à la place des mots bateau et aviron, aurait plutôt utilisé ceux de canot, nau, barque et rame. Pour la nécessité de la rime (strophe quatre) on a pu certes préférer le mot aviron, mais c'est un terme de marine, domaine où l'on n'emploie pas la rame. Par contre ce dernier substantif apparaît indirectement dans la strophe cinq avec l'utilisation du verbe ramer. Et en marquant la même insistance que dans la chanson 60, avec la précision, dans les deux cas, de ramer ensemble pour progresser par une cadence harmonieuse. L'édition de 1718 du dictionnaire de l'académie enregistre parallèlement pour ramer le sens figuré et familier de "prendre beaucoup de peines, s'imposer des efforts épuisants", sens vivace dans les parlers de l'Est et de la Suisse Romande. Le style coquin et allusif des chansons du XVIIIème siècle, même discret dans la présente, laisse présager que ce n'est pas la progression cadencée et à rame du bateau dont il est vraiment question, mais plutôt de celle de l'acte amoureux.

Dès qu'il s'agit de libeller le concept d'une belle fille, le prénom d'Isabelle, ou de ses dérivés Isabeau, Elisabeau, qui riment avec l'eau et le bateau vient vite sous la plume poétique traitant de la navigation vers Cythère. Bien que de tels prénoms ne soient pas usuels en Savoie, on les retrouve néanmoins dans deux chansons d'ici, données par Servettaz (Charmante Elisabeau, Que fais-tu là, belle Isabeau), et dont les textes relèvent du type traditionnel de la pastorale, avec dialogue poli mais conflictuel entre un riche galant et une simple bergère qui ne s'en laisse pas conter.

Or c'est bien, sinon le tout, du moins le squelette de ce même genre qui soutient la forme de la présente chanson, mais avec une évolution radicale du thème, très XVIIIème siècle. La lutte de classe qu'illustre le modèle initial disparaît au profit des préliminaires d'une joute amoureuse préparant au voyage pour Cythère, avec l'indispensable esquif nécessitant de transformer la bergère en batelière.

Remarquant la forme élaborée du texte des deux variantes de ses pastorales sur Isabeau, Servettaz, qui les présente d'ailleurs parmi d'autres bergeries ajoute : "Il est probable que ce ne sont pas des pièces populaires qu'une longue tradition aurait vulgarisées dans nos campagnes ; mais plutôt des productions dues à la plume de lettrés ou de demi-lettrés, à une époque relativement récente où la mode du genre pastoral était très en vogue, et plus ou moins déformées par la transmission écrite ou verbale. On y retrouve guère, en effet, cette savoureuse rusticité, cette simplicité naïve, qui constituent le caractère et le mérite des premières"(1).

Le timbre est vraisemblablement à chercher du côté des pastorales existantes au XVIIIème siècle. Il est facile, pour un interprète, même de reconstituer un air voisin à partir par exemple des chansons bergères données par Servettaz, quand elles ont des séquences musicales porteuses et enchaînant les octosyllabes, comme pour la majorité des vers qui composent la présente chanson.

Manuscrit, chanson 89, strophes 1 et 2.

(1) Cl. Servettaz, Chansons rustiques savoyardes, extrait de R.S., année 1908, p. 55 à 58.

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