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Pour soldats et compagnons du Tour de France sur le
départ
L'incipit connu de cette chanson est, comme tout autre,
si ouvert sur tant d'événements et de situations possibles, que son libellé,
à lui seul, est insuffisant pour être sûr d'avoir, avec, la clé du vrai
morceau recherché. Car le printemps est la saison où l'on repart en campagne
et en vadrouille, que l'on soit soldat ou compagnon du Tour de France,
que l'on aime la marche dans les beautés de la nature, ou s'y promener
avec son âme-sœur au bras.
De
ce vaste programme le timbre peut porter les paroles les plus diverses
et toujours rester d'actualité vu son cadre saisonnier répétitif. L'air
a été publié par Ballard en 1674(1), puis Favart(2) en 1763. La présente
version, par ses deux seules premières strophes (puisque les autres, en
page suivante, ont disparu par arrachage accidentel, ou prude découpage),
évoque la reprise des campagnes militaires qui vont priver les amantes
- en leur chambrettes de villes de garnison - de la compagnie des militaires
qu'elles aiment. Le même thème se retrouve, pour identique motif, dans
L'amante délaissée ou Les regrets (n°53, t. XII) du Chansonnier
français, paru de 1760 à 1762(3). Mais dès la moitié du XVIIIème le
timbre du Printemps vient de naître est utilisé comme vaudeville
sur un sujet plus édifiant des Nouveaux cantiques spirituels avec des
parodies sur les grands airs et les airs de musique instrumentale,
et titré par l'incipit de O divine Marie(4).
Dans son Répertoire des chansons françaises, Patrice
Coirault(5) a suivi l'essaimage du timbre à travers le folklore, notamment
celui du Velay et Forez noté par Victor Smith(6), mais sans explication.
Il s'agit d'une chanson sur le compagnonnage, de même coupes
(F6, F6, M6, M6, F6, M6, F6, M6) et parfois séquences de paroles, tant
le départ en campagne du soldat et celui de l'ouvrier qui s'apprête à
faire le tour de France ont déjà un point commun : le chagrin de celles
qui les aiment, tel celui affectant la pleureuse dans une gravure sur
bois colorée du début du XIXème siècle, au musée des ATP, au moment de
la séparation du couple.

On passe parfois d'une chanson à l'autre en ne changeant
qu'un mot de vers, de même longueur et rime : dans le cinquième de la
première strophe notamment, où le bruit des armes des soldats se mue en
celui des cannes des compagnons dont on sait - voir la célèbre
description de Mistral(7) - que leur solide bâton emblématique devenait
une arme au moment du plus fort des rixes interorganisations qui opposaient
jadis les membres de certaines sociétés, notamment celles des Dévoirants
à celle des Gavots, "abominables", "détestables" et menacés
d'être "enchaînés" si l'on en croit le texte de la chanson ! On y devine
implicitement une société adverse et appréciée, celle du Devoir assurément,
s'opposant à celle du Devoir de liberté, celle d'un rite
dont l'émergence officielle en 1804 regroupe loups, indiens,
gavots, et dont l'origine est à rechercher principalement dans
les guerres de religions qui divisèrent les sociétés compagnonniques.
Les gavots, surnom des compagnons menuisiers et serruriers
du Devoir de liberté, sont donc issus de la révocation de l'Edit
de Nantes en 1685, laquelle entraîne un profond divorce dans le compagnonnage
français. Nombreux sont ses membres, adeptes de la religion réformée,
qui doivent s'expatrier afin de fuir tracas et persécutions ; querelles
et injures enveniment les relations entre sociétaires du Saint-Devoir
de Dieu, ouvriers de confession catholique, et compagnons non du
devoir, membres d'une société qui attache moins d'importance aux croyances
religieuses et où, protestants et athées peuvent plus ou moins discrètement
s'affilier(8).
Parmi les compagnons adeptes de la Réforme certains se cachent
dans les montagnes des Alpes du sud, où se pratique le gavot, dialecte
provençal parlé de Forcalquier à Castellane et de Sisteron à Allos, tandis
que légèrement plus au nord les habitants de Gap, berceau du protestantisme
régional et du prédicateur Farel, se nomment aussi gavots. Le mot,
issu étymologiquement du pré-roman, peut-être d'origine gauloise gaba,
gava, "gorge, goitre"(9), attire l'attention sur l'hypertrophie thyroïdienne,
maladie fréquente chez les montagnards de Savoie et des Hautes Alpes où
la carence d'iode en est la cause. Les enfants des goitreux sont parfois
crétins - d'où l'expression usuelle de "crétins des Alpes". Ils
ont pu faire utiliser le terme de gavot de manière péjorative,
donné tant aux ruraux qu'aux habitants de Gap et de sa région, refuge
et pépinière de protestants, ou aux autres coreligionnaires locaux eux-mêmes
ainsi désignés dans certains cantons du midi. D'autre part le mot "gorge"
servant aussi de métaphore usuelle pour qualifier géographiquement la
vallée encaissée de nombreux torrents, dont les gaves dans la partie
occidentales des Pyrénées françaises, comme aussi les pays alpestres de
gavots, au sud de Gap et dans les basses Alpes (avec la haute vallée
de l'Ubaye aux terres ravinées ou les profondes gorges du Verdon), peuvent
expliquer quelque étymologie purement hydrologique et/ou orographique
du signifié. Mais la gorge humaine étant le centre productif de la voix,
donc de la protestation orale, n'est-ce pas plutôt par la faconde qu'il
faudrait expliquer ledit sobriquet ?

Et une autre étymologie, propagée par Agricol Perdiguier,
rattache le surnom de Gavot aux événements survenus lors de la
scission d'Orléans(10) qui vit les compagnons non du Devoir s'enfuir
sur la Loire en empruntant des embarcations appelées gaborts ou
gabotages, qui seraient à l'origine du surnom.
En
ce qui concerne la version collectée par V. Smith, ses gavots existent
déjà dans les environs de Marseille sans évocation de type de bateaux
propres au Rhône. La chanson invite les émigrants à retourner à Lyon,
chez la "mère", c'est à dire l'aubergiste et sa maison où
descendent les compagnons, dans une ville donnée. La mère est l'un
des personnages, en même temps que l'une des institutions les plus typiques
du compagnonnage. Logeuse des itinérants qui s'arrêtent en ladite ville
pour y travailler un temps, elle représente à la fois la mère attentionnée
qui prend soin de leurs intérêts et elle symbolise le siège de la société.
Le septième vers de la première strophe du manuscrit Berssous
permet de comprendre comment il a pu suggérer aussi le passage d'un thème
militaire à un thème de compagnonnage dans l'ultérieure chanson : la troupe
bat la générale, tandis que les ouvriers font la conduite générale,
le commun dénominateur, la générale les réunissant dans un semblable
cérémonial de départ.
Sur le plan militaire, la générale est une batterie
de tambour ou une sonnerie de clairon exécutée, au XVIIème et XVIIIème
siècle, sur un rythme de marche pour annoncer un départ. Cette batterie
a été instituée par une ordonnance de Louis XIV, en date du 10 juillet
1670. Et le timbre de la présente chanson, par son rythme binaire, appartient
au genre de la marche, où la très ordinaire bat la noire, le pas
redoublé la croche, et dont le cortège figure comme variété de
la marche instrumentale.
Dans le compagnonnage la conduite est la cérémonie
par laquelle le partant d'une cité et d'une entreprise où il a travaillé
est accompagné en cortège, par les autres sociétaires, sur la voie publique
jusqu'au lieu du départ, avec divers rites où les chants sont de rigueur.
La conduite générale ne se fait qu'à celui qui possède six cachets
sur son passeport de compagnon. La conduite en règle, ou battant
aux champs (voir le quatrième vers de la seconde strophe de la version
compagnonnique du Printemps vient de naître) est une conduite spéciale
qui est faite aux compagnons justifiant de certaines conditions(11).

Mais les deux chansons diffèrent sur le motif nécessitant
départ et conduite ad hoc. La version militaire évoque cette marche
préliminaire à toute mise en campagne pour des soldats qui font leur métier.
Dans la seconde, où le roi a dit aux compagnons qu'il faut partir, l'hypothèse
d'une brimade royale à l'égard des Gavots n'est pas à exclure, ceux du
devoir, catholiques, ayant l'appui du pouvoir.
Certes la version militaire du seul manuscrit Berssous n'apporte
rien sur la datation de sa collecte puisque cette chanson a dû être traditionnelle
dans le monde des armées pour tout départ en campagne au cours des XVIIème
et XVIIIème siècles, donc longtemps perdurer même au XIXème siècle. Par
contre elle éclaire la filiation avec l'ultérieure chanson compagnonnique
qui semble un des fleurons, garni d'épines, de sociétaires encore rivaux
au temps venu de leur premier réunificateur volontariste, Agricol Perdiguier.
En effet, dans Mémoires d'un compagnon, il décrit "comment naissent
les querelles" entre sociétaires. S'attablant dans un champêtre cabaret
de hameau avec d'autres gavots face à des compagnons du devoir,
ces derniers, faisant pleuvoir sur eux apostrophes et insultes drues comme
grêle, se mirent à leur chanter les deux couplets de la chanson relevée
par Smith et dont Perdiguier donne le libellé exact, ici reproduit, en
parallèle à ceux du manuscrit Berssous.
Variante des paroles portées par le timbre initialement
redoublé
d'un quatrain (voir partition) en les coordonnant
1
Le printemps vient de naître
Tous nos soldats s'apprêtent
Le roi fit avertir
Qu'il faut tous partir*
J'entends le bruit des armes
L'armée marche à grand pas
L'on bat la générale
Ne l'entendez-vous pas ? (bis).
2
Que dirons toutes ces filles ?
Là-haut dans leurs chambrettes
Diront tout en pleurant
Où vont tous nos amants
Ils sont dessous les armes
Là bas dedans ces bois
En plaine et en campagne
Au service du roi.
* pour la métrique, l'idéal est :
qu'il nous faudrait tous partir.
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1
Le printemps vient de naître
Chers compagnons honnêtes
Le roi, le roi l'a dit
Que nous faudrait partir*
J'entends le bruit des cannes
Marchons tous à grands pas
Conduite générale
Ne l'entendez-vous pas
2............2
Que dirons ces fillettes
Là-haut dans leurs chambrettes ?
Elles pleurent leurs amants
Qui s'en vont battre aux champs
Descendant sur le Rhône
Sur ce coulant ruisseau
S'en vont tout droit à Marseille,
Enchaîner ces gavots.
...............1
Gavot abominable
Mille fois détestable
Pour toi quelle pitié
De te voir enchaîné !
Il vaudrait mieux te rendre
Chez la mère à Lyon
Là on saurait t'apprendre
Le devoir d'un compagnon.
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A
Le printemps vient de naître
Ah l'aimable saison
On voit sur le gazon
Les fleurs déjà paraître
Le printemps vient de naître
L'amour fait la moisson
N'en voulez-vous pas être
L'amour fait la moisson
B
O divine Marie
Maîtresse de mes jours
Votre puissant secours
Console et fortifie
O divine Marie
Maîtresse de mes jours Etc…
.
3
Gavots abominables
Rien de si détestable
Grand dieu qu'ils vont lutter
De se voir enchaînés
Vaudrait-il pas mieux se rendre
Chez la mère à Lyon
Pour remplir leur devoir
Le devoir des compagnons.
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Numérotation et typo ordinaire : version BERSSOUS;. En
gras : version SMITH-COIRAULT; En italique : version PERDIGUIER
(avec une strophe commune : gras et italique) Numétorée
A et B, les premières strophes des deux variantes non militaires,
c'est-à-dire galante ou religieuse de la chanson.

(1) R. Ballard, Livre d'airs de différents
auteurs, XVII, BN dpt. musique cote Rés. Vm7 283(9).
(2) Duchesne éd. 8 vol. in 8°, Théâtre avec les airs notés. Rééd.
en fac similé, Genève, Slatkine, diffusion Champion, Paris 1971, 10 t.
en 5 v.
(3) Rééd. Slatkine Genève, op. cité.
(4) Par J.-B. Garnier, 1750, 6. Vol. + 1 vol. de musique, in 16, réunis
par l'abbé Jean Lagedamon, avec privilège de 1752, musique imprimée par
Ballard et datée de 1754, air CLXIII, t.V, p. 235, BN mus. cote 8°E211.
(5) Publication BNF 1996, Paris, révisée et complétée par G. Delarue,
X. Fédoroff et S. Wallon, chanson 2902.
(6) V. Smith, Collecte de chansons folkloriques effectuée dans le Velay
et le Forez, ms. autog… 33 vol (Paris, Arsenal, ms. 6834-6865).
(7) F. Mistral, "Les compagnons", Calendal, chant huitième.
(8) Une des batailles les plus meurtrières reste celle de la Crau, quand
Devoirants et Gavots se disputent les chantiers de la ville d'Arles. Autre
conflit sanglant entre les mêmes, lors de la Noël 1760, dans la ville
de Macon. Lire : F. Icher, Les compagnons ou l'amour de la belle ouvrage,
coll. Découvertes Gallimard, n° 255, p. 40 et s.
(9) A. Rey, Dict. Hist. de la langue française, Le Robert éd.,
Paris 1992, t. II.
(10) Grand Larousse encyclopédique, Paris 1962, t.5, p. 421.
(11) J.-P. Bayard, Le compagnonnage en France, Payot éd., Paris
1977-1990, p. 236-240 et 450.
(suivante)
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